(dernière mise à jour : 23/12/2006)

Agamemnon et Ménélas

abstract

Les Atrides, Agamemnon et Ménélas, sont considérés comme frères dans l'ensemble du corpus, tant par leur patronyme commun, Ἀτρείδης, qui fait référence à leur père Atrée (Ἀτρεύς), que par l'emploi, courant dès Homère, du terme ἀδελφός, « frère utérin ». Ménélas ayant épousé la laconienne Hélène, le rapport entre les trois personnages s'établit donc selon le schéma :


Agamemnon
frère de
Ménélas
époux de
Hélène

Le but de cette étude est de montrer que cette tradition unanime recouvre très probablement une version plus ancienne, pré-homérique, où ces liens étaient inversés :


Agamemnon
frère de
Hélène
épouse de
Ménélas

Cette proposition est si loin de la vulgate qu'elle nécessite un examen détaillé des faisceaux de convergences qui la soutiennent. Le débat sera lancé par deux vers d'une épinicie de Pindare (Pythiques, XI.31, à propos de la mort d'Agamemnon) :


Θάνεν μὲν αὐτὸς ἥρως Ἀτρεΐδας
ἵκων χρόνῳ κλυταῖς ἐν Ἀμύκλαις,

Et lui-même mourut, ce héros atréïde
revenant en son temps dans l'illustre Amyclées ,


On y relèvera deux singularités. D'abord, l'emploi adjectival et la scansion inusuelle du patronyme, ensuite la localisation laconienne de la demeure d'Agamemnon. Nous examinerons donc en premier lieu ces deux points, puis les divers problèmes liés à la structure de parenté et, enfin, les équivalences que l'on peut trouver dans l'épopée indienne.

Atrée et Atrides

Étymologie

La forme Ἄτρεΐδας (ᾱ, ᾱ) de Pindare met en évidence que la diphtongue « ει » du patronyme est issue de la chute d'une consonne intervocalique débile et permet de reconstituer un étymon *α-τρε-?-ίδης.

La racine eurindienne *ter-, « trembler », est susceptible de recevoir diverses extensions, par exemple :

Le sémantisme de la dernière extension fournit avec le « α- » privatif une épithète tout-à-fait acceptable pour un guerrier et qui correspond au français « intrépide ». Reste, bien sûr, à rendre compte du suffixe complexe -ίδης.

On sait bien que ce suffixe sert essentiellement à former des patronymiques mais il existe d'autres possibilités. Par exemple, sur l'adjectif féminin εὔπατρίς, -ιδος, « de noble naissance », on a formé naturellement l'équivalent masculin εὐπατρίδης. L'agglutination des suffixes est chose courante en grec et, souvent, difficile à expliquer. On remarquera toutefois que, sur un élargissement différent de la racine *ter-, le latin in-tr-ep-id-us, « intrépide » utilise la même suffixation.


On notera enfin l'existence d'une forme Ἀτρεΐων, « Atride », dont on a cinq occurrences dans l'Iliade :

Deux points sont à remarquer. D'abord, ces cinq passages sont tous dans les deux premiers ou deux derniers chants, chants encadrant l'affrontement des deux armées qui, lui, va de la première confrontation au début du chant III jusqu'à la mort d'Hector à la fin du chant XXII. Point de lutte, en effet, dans les chants extrêmes, mais en revanche plus de psychologie puisqu'on y trouve au début la colère d'Achille et, à la fin, son acceptation de rendre le corps d'Hector. Je ne crois pas qu'il faille voir là la trace d'adjonctions — la structure dramaturgique de l'Iliade est parfaite — mais peut-être un autre état d'esprit d'Homère quand il installe ce cadre contenant l'essentiel de ce qui fait de lui un écrivain révolutionnaire, le créateur d'une nouvelle littérature. On retiendra donc que ces cinq passages se situent dans une zone où le poète donne peut-être plus de place aux émotions des héros et, par là même, aux siennes.

Un autre point me semble important. Si l'on examine le contexte de ces passages, on découvrira qu'Agamemnon — c'est toujours de lui qu'il s'agit, jamais de Ménélas — y est le plus souvent représenté négativement, prompt à s'emporter et franchement autocrate.


Or, ces deux remarques sont en fait cohérentes ; Homère, qui a choisi pour héros positif un personnage vindicatif et brutal , se devait probablement de déprécier par contraste son adversaire interne, Agamemnon.

Examinons donc de plus près la nature de l'appellatif Ἀτρεΐων. S'il est vrai que le suffixe agglutiné « -ίων » (Chantraine, Form., § 124) a produit un certain nombre de patronymiques, Οὐρανίων, Κρονίων, « fils d'Ouranos, de Kronos », on le rencontre aussi dans un grand nombre de termes dépréciatifs dont témoigne Aristophane : ἀττικίων, « petit Athénien », δειλαρχίων, « pauvre malheureux », μαλαχίων, « homme mou, efféminé » et bien d'autres.

Aristophane était probablement un des seuls à nous fournir ce vocabulaire mais, si l'on y regarde de plus près, les emplois anciens ne sont guère plus flatteurs.


Dès Homère, le « frêne qui vole bien droit », μελίην ἰθυπτίωνα, ne désigne la lance d'Achille que dans le seul passage où celui-ci rate son adversaire (Iliade, XXI, 169), ceux que Zeus qualifie du terme Οὐρανίων, (Iliade, V, 898), sont les Titans qu'il a expédié dans le Tartare, dans un autre passage, (Iliade, I, 570), ce sont les Olympiens qui s'irritent contre Zeus ou encore, (Iliade, V, 373), quand Dioné les soupçonne (à tort) d'avoir blessé sa fille Aphrodite.

Chez Hésiode, les Οὐρανίωνες, « descendants du Ciel », sont les enfants de Kronos dont celui-ci craint (à juste titre) qu'ils puissent le détrôner (Théogonie, 461). Il existe, il est vrai, quelques passages moins convainquants, mais ils sont peu nombreux et, dans la grande majorité des cas, ces dérivés en -ίων sont employés dans un contexte où la volonté dépréciative est au moins soupçonnable.

Que peut-on en conclure sur le sens premier de Ἀτρεΐων ? Est-ce un sobriquet basé sur « Atrée » ou sur « intrépide » ? Les deux restent bien sûr possibles mais le second, où le contexte montre Agamemnon plutôt emporté, aurait ma préférence ; cependant, comme cela peut sembler subjectif, contentons-nous pour l'instant d'en laisser ouverte la possibilité.


Enfin, on ne peut quitter le nom d'Atrée sans évoquer deux (?) racines homophones de *ter-, celle des grecs τέρμα, τέρμων et de leurs équivalents latins termen, termō, « terme, borne, limite », et celle de toute une famille de mots techniques aux sens généraux de « user, percer, blesser » (Ernout/Meillet, DELL, s.v. terō et Chantraine, DELG, s.v. τείρω) parmi lesquels on remarquera un ἀτορητός, « invulnérable ». En effet, que ce soit en comprenant « interminable » ou « inusable », on pourrait aboutir à une épiclèse divine de sens général « immortel » qui aurait fait d'Agamemnon comme de Ménélas les fils d'un dieu. Mais, rien de pertinent ne pouvant être tiré de cette remarque, il est temps de passer à Atrée lui-même.

Le personnage d'Atrée dans les textes

Atrée, qui appartiendrait nécessairement à la génération précédent la guerre de Troie est un curieux personnage, qui semble coupé du reste de la Grèce. Il n'a pas chassé à Calydon, ni quêté la Toison, ni participé aux jeux funèbres de Pélias, ni même, régnant sur l'Argolide, lutté pour replacer Polynice sur le trône de Thèbes. Absent donc de tous les grands cycles épiques, il l'est également des représentations figurées. Aussi bien dans les œuvres disparues : rien de lui dans les nombreux détails du Trône d'Apollon à Amyclées ou du Coffre de Kypselos que dans les témoignages conservés .


Le nom d'Atrée n'apparait que fort peu chez Homère, et, essentiellement, dans le syntagme Ἀτρέος υἱός, « fils d'Atrée » , où il semble alterner assez librement avec les patronymiques Ἀτρείδης et Ἀτρεΐων. Le même sémantisme apparait aussi dans le syntagme γὀνος Ἀτρέος, « race d'Atrée », que le contexte désigne explicitement comme Ménélas et Agamemnon (Odyssée, XI.436, mais dans un passage condamné par de nombreux critiques).

En fait, le personnage n'est cité pour lui-même que dans un passage patrimonial (Homere, Iliade, II.100-108) :


[…]· ἀνἁ δἑ κρείων Ἀγαμέμνων
ἔστη σκῆπτρον ἔχων, τὸ μὲν Ἥφαιστος κάμε τεύχων·
Ἥφαιστος μὲν δῶκε Διὶ Κρονίωνι ἄνακτι,
αὐτὰρ ἄρα Ζεὺς δῶκε διακτόρῳ Ἀργεϊφόντῃ·
Ἑρμείας δὲ ἄναξ δῶκεν Πέλοπι πληξίππῳ,
αὐταρ ὀ αὖτε Πέλοψ δῶκ’ Ἀτρέι, ποιμένι λαῶν·
Ἀτρεὺς δὲ θνῄσκων ἔλιπεν πολύαρνι Θυέστῃ,
αὐτὰρ ὁ αὖτε Θυέστ’ Ἀγαμέμνονι λεῖπε φορῆναι,
πολλῇσιν νήσοισι καὶ Ἄργεϊ παντὶ ἀνάσσειν·

[…] ; hautement alors, le puissant Agamemnon
se dresse tenant le sceptre qu'Héphaistos peina à ouvrer ;
et Héphaistos le donna au seigneur Zeus, rejeton de Kronos,
puis alors Zeus le donna à transmettre au messager Tueur d'Argos ;
et le seigneur Hermès le donna à Pélops, cravacheur de cavales,
puis à son tour Pélops le donna à Atrée, pasteur de l'ost ;
et Atrée, en mourant, le laissa à Thyeste aux nombreux moutons,
puis à son tour Thyeste le laisse à Agamemnon pour le porter,
afin de régner sur de nombreuses îles et Argos entière ;


Il est bien sûr difficile de reconstituer une généalogie précise d'après ce texte, le seul guide y étant l'opposition entre δίδωμι, « donner », et λείπω, « laisser », opposition qui ne repose guère que sur la volonté du destinateur. Tout ce qu'on peut en déduire est une liste de succession dynastique de « premiers rois »,

Pélops → Atrée → Thyeste → Agamemnon


Georges Dumézil a mis en évidence la structure trifonctionnelle de telles listes pseudo-historiques, notamment à Rome avec Romulus, Numa, Tullus Hostilius et Ancus Marcius (ME, p. 299 et suiv.) et il n'y aurait que peu d'efforts à faire pour reconnaître ici le même schéma à travers les épithètes πλήξίππος qui caractériserait la première fonction par la maîtrise du char de combat et, plus clairement, la seconde et la troisième à travers ποιμὴν λαῶν et πολύαρς (pour le sens miltaire de λαός, Benveniste, Vocab., tome II, p. 90). Hélas, il ne s'agit que d'épithètes et une telle tripartition se laisse mal percevoir de façon homogène dans les noms ni les carrières des trois héros . Il faut bien se résoudre à ce qu'Atrée ne soit chez Homère qu'un nom dans une liste généalogique.

Il n'est guère plus chez Pindare. L'unique occurrence, γένει φίλῳ σὑν Ἀτρέος, « par fidélité au sang d'Atrée » (Olympiques, XIII.58) y désigne Ménélas à qui les Grecs avaient juré assistance et il faut attendre la tragédie athénienne pour voir apparaître toute la geste d'Atrée, si abondante en crimes, incestes, péripéties et reconnaissances qu'elle porte indéniablement la preuve d'une forge dramaturgique. Qu'on en juge par le résumé suivant, commun à la plupart des mythographes :

Pélops a de nombreux enfants parmi lesquels ceux qui nous intéressent ont des noms qui leur donnent plus ou moins l'allure d'un groupe trifonctionnel : Hippodamie lui donne Thyeste (Θυέστης, un nom d'agent formé sur la racine de θύω, « sacrifier par combustion ») et Atrée (Ἀτρεύς = ἀτρεύς, « intrépide »), et Pélops y ajoute un certain nombre de bâtards dont Plisthène (Πλεισθένης, « dont la force est le nombre ») et Chrysippos (Χρύσιππος, « cheval d'or ») que leurs noms placent clairement dans le champ de l'abondance. Chrysippos étant tué par Atrée et Thyeste, ils sont bannis par leur père et c'est ainsi qu'ils arrivent en Argolide où règnent alors Sthénélos ou Eurysthée. À la mort sans enfants de ce dernier se pose le probème du pouvoir entre les deux frères. Thyeste l'usurpe en faisant voler par sa belle-sœur mais néanmoins maîtresse, Aéropé, une toison d'or qui en était le signe. Mais Atrée le recouvre grâce à un prodige de Zeus qui inverse pour lui le cours du soleil. La suite ne le cède en rien au Titus Andronicus de Shakespeare : Atrée fait bouillir trois fils de Thyeste et les sert à leur père ; alors celui-ci viole sa propre fille Pélopia pour engendrer en elle le vengeur Égisthe. L'histoire se complique encore car Atrée épouse cette Pélopia, élève Égisthe et l'envoie tuer Thyeste ! Mais Égisthe porte l'épée que Thyeste avait perdue lors du viol de sa fille : c'est la « reconnaissance » du père et du fils et ce dernier tuera en fait Atrée. C'est un autre fils de Thyeste, Tantale époux de Clytemnestre, qui règne sur l'Argolide quand Agamemnon vient le tuer et s'empare de sa femme et de son royaume. La suite est connue : Égisthe et Clytemnestre, amants, tueront à son retour de Troie Agamemnon qui sera plus tard vengé par ses enfants.


Mais il existe des variantes de détail et certaines d'entre elles me semblent importantes dans la mesure où elles témoignent d'un doute sur le père d'Agamemnon. Particulièrement embrouillées, elles s'articulent autour d'un certain Plisthène qui aurait été un fils d'Atrée, mort jeune et dont les enfants, Agamemnon et Ménélas, auraient été adoptés par Atrée (analyse des sources dans Gantz, Mythes, p. 973-980). Cela ne semble pas changer fondamentalement les choses (« Atride » peut renvoyer aussi bien au père qu'au grand-père) mais deux sources précisent un trait sur lequel j'aurai à revenir : Plisthène aurait été boîteux (Hesiode, fr. 194 MW ; Lucien, Podagra, 250-257).

Agamemnon

La Laconie

On a remarqué depuis longtemps que des témoignages importants situent en Laconie la geste des Atrides. Celui de Pindare, d'abord. On a vu dans l'introduction le passage où le poète thébain fait mourir Agamemnon à Amyclées mais ce n'est pas la seule occasion où il semble en contradiction avec la vulgate issue d'Homère et des tragiques. Même si une tradition montre, happy end, Oreste régnant sur Sparte après son mariage avec Hermione, on en est encore loin quand, enfant, il a trouvé refuge en Phocide chez Strophios, père de Pylade. Pourtant, évoquant les Jeux Pythiques par une référence mythologique, c'est cette localisation que Pindare utilise :


ἐν ἀφνεαῖς ἀρούραισι Πυλαδα
νικῶν ξένου Λάκωνος Ὀρέστα.

dans les riches terres à labours de Pylade,
hôte du laconien Oreste, ayant triomphé. [Pythique XI, 15-16]


Ailleurs, parlant des héros voisins qui venaient d'eux-mêmes se soumettre à l'autorité d'Éaque, il en cite deux lignages :


οἵ τε κρανααῖς Ἀθάναισιν ἅρμοζον στρατόν,
οἵ τ᾽ ἀνὰ Σπάρταν Πελοπηϊάδαι.

et ceux qui dans la rocheuse Athènes gouvernent l'armée,
et sur Sparte les Pélopides. [Néméenne VIII, 11-12]


On pourrait bien sûr arguer que Pindare se laisse aller à de légers anachronismes ou que Πελοπηϊάδαι est métonymique de « péloponnésiens » mais, déjà avant lui, Stésichore situait à Sparte le meurtre d'Agamemnon (fragm. 216, 217 et 219, Davies) et, à l'époque classique, Hérodote fait dire à Syagros, ambassadeur de Sparte en Sicile :


Ἦ κε μέγ᾽ οἰμώξειε ὁ Πελοπίδης Ἀγαμέμνων πυθόμενος Σπαρτιήτας τὴν ἡγεμονίην ἀπαραιρῆσθαι ὑπὸ Γέλωνος τε καὶ Συρηκοσίων.

Certes, il se lamenterait grandement le Pélopide Agamemnon s'il apprenait que des Spartiates avaient été dépouillés du commandement par Gélon et les Syracusains. [VII.159]


Et les traditions locales rapportées plus tard par Pausanias confirment largement sa présence en Laconie. Que ce soit à Amyclées, environ 6 km au sud de Sparte :


Ἀμύκλαι δὲ ἀνάστατος ὑπὸ Δωριέων γενομένη καὶ ἀπ᾽ ἐκείνου κώμη διαμένουσα θέας παρείχετο ἄξιον ἱερὸν Ἀλεξάνδρας καὶ ἄγαλμα· τὴν δὲ Ἀλεξάνδραν οἱ Ἀμυκλαιεῖς Κασσάνδραν τὴν Πριάμου φασὶν εἶναι. καὶ Κλυταιμνήστρας ἐστὶν ἐνταῦθα εἰκὼν καὶ Ἀγαμέμνονος νομιζόμενον μνῆμα.

Amyclées, dévastée par les Doriens et depuis cela restée un village, présente digne d'être vu un sanctuaire d'Alexandra avec une statue : cette Alexandra les Amycléens disent qu'elle est la Cassandre de Priam. Et de Clytemnestre il y a là une image, et aussi d'Agamemnon qu'on pense être son mémorial. [III.19.6]


ou sur le promontoire dit Ὄνου γνάθον, « Mâchoire d'âne » (aujourd'hui petite île de Élaphonissos sur la côte Sud-Est du golfe de Laconie, face à Cythère) :


ἐνταῦθά ἐστιν Ἀθηνᾶς ἱερὸν ἄγαλμα οὐκ ἔχον, οὐδὲ ὄροφος ἔπεστιν ἐπ᾽ αὐτῶι· λέγεται δὲ ὡς ὑπὸ Ἀγαμέμνονος ἐποιήθη.

là il y a un sanctuaire d'Athéna, n'ayant pas de statue ni n'étant recouvert d'un toit ; on dit que sous Agamemnon il fut fait. [III.22.10]


La critique érudite du xixe siècle expliquait ces étranges localisations, soit en supposant que les Doriens nouveaux venus s'étaient appropriés le matériel mythique de leurs prédécesseurs, soit, s'appuyant sur les témoignages épigraphiques et littéraires d'un Ζεὺς Ἀγαμέμνων, en reconnaissant dans Agamemnon une ancienne divinité panhellénique assimilée à Zeus (Pauly-Wissowa (Wernicke), RE, p. 721 ; Roscher (Furtwaengler), Lexikon, p. 90). On verra plus loin que, bien que j'émette des réserves sur le terme « assimilation » , c'est cette dernière interprétation qui a ma préférence et, si on ne peut négliger les influences transverses entre les diverses cultures grecques, elles se révéleront plus complexes qu'un simple emprunt.

En effet, la localisation laconienne d'Agamemnon se trouve cohérente avec deux passages homériques qu'il convient de revoir. C'est dans l'Odyssée que Ménélas apprend de Protée, l'omniscient dieu marin, les détails du retour d'Agamemnon :


ἀλλ᾽ ὅτε δὴ τάχ᾽ ἔμελλε Μαλειάων ὄρος αἰπὺ
ἵξεσθαι, τότε δή μιν ἀναρπάξασα θύελλα

mais au moment même où vivement il s'apprêtait à atteindre du Malée les hauteurs escarpées, c'est alors justement que le prit la tempête [IV.514-515]


Or le cap Malée séparant les golfes d'Argolide et de Laconie, il n'y a aucune raison de le doubler pour, venant de Troie, rentrer à Argos ou Mycènes. Pose également un problème l'offre d'Agamemnon dans l'Iliade pour se concilier Achille :


ἑπτὰ δέ οἱ δώσω εὖ ναιόμενα πτολίεθρα,
Καρδαμύλην Ἐνόπην τε καὶ Ἱφὴν ποιήσσαν,
Φηράς τε ζαθέας ἠδ᾽ Ἄνθειαν βαθύλειμον,
καλήν τ᾽ Αἴπειαν καὶ Πήδασον ἀμπελόεσσαν·
πᾶσαι δ᾽ ἐγγὺς ἁλός, νέαται Πύλου ἠμαθόεντος·
ἐν δ᾽ ἄνδρες ναίουσι πολύρρηνες πολυβοῦται,

Et elles sont sept que je lui donnerai, les villes bien arrosées :
Cardamylé, Énopé et Iphé riche en herbages,
Phères la très-sainte et Anthéia aux grasses prairies,
la belle Aipéia et Pédasos riche en vignes ;
toutes sont proches de la mer, aux marches de Pylos la sablonneuse ;
des hommes y habitent, ayant nombreux moutons et nombreux bœufs, [IX.149-154]

[En 149 j'ai préféré, pour le sens contextuel, rattacher ναιόμενα à νάω, « couler, sourdre ».]


Bien que les identifications de toutes soient difficiles, au moins Cardamylé et Phères sont situées en contrebas du Taygète sur la côte orientale du golfe Messéniaque (Nilsson, The Mycenaean Origin of Greek Mythology, p. 84), c'est-à-dire dans la zone de contact entre Laconie et Messénie. Or, si la distinction entre marches de l'une et marches de l'autre peut être fluctuante, il n'est guère vraisemblable qu'un roi d'Argolide ait à sa libre disposition des villes aussi éloignées de sa zone d'influence.

La fraternité avec Ménélas

Cependant, en dépit de tous ces témoignages mais en cohérence avec la tradition qui fait de lui un fils ou petit-fils d'Atrée, Agamemnon est censé avoir régné en Argolide et y avoir été assassiné à son retour de Troie. C'est du moins la leçon unanime d'Homère et des poètes tragiques. Mais comment est-il entré en possession de son héritage ? C'est un fragment attribué à Apollodore (Epit., II.15 TZ) qui nous raconte les faits après qu'Égisthe, ayant tué Atrée, ait placé Thyeste sur le trône :


Τὸν δ᾽ Ἀγαμέμνονα τροφὸς μετὰ τοῦ Μενελάου ἄγει πρὸς Πολυφείδεα, κρατοῦντα Σικυῶνος, ὃς πάλιν τούτους πέπομφε πρὸς Αἰτωλὸν Οἰνέα. Μετ᾽ οὐ πολὺ Τυνδάρεως τούτους κατάγει πάλιν, οἳ τὸν Θυέστην μὲν αὐτὸν Ἥρας βωμῷ φυγόντα ὁρκώσαντες διώκουσιν οἰκεῖν τὴν Κυθηρίαν. Οἱ δὲ Τυνδάρεω γαμβροὶ γίνονται θυγατράσιν, ὁ Ἀγαμέμνων μὲν λαβὼν σύνευνον Κλυταιμνήστραν, κτείνας αὐτῆς τὸν σύζυγον Τάνταλον τὸν Θυέστου σὺν τέκνῳ πάνυ νεογνῷ, Μενέλαος Ἑλένην.

Agamemnon, la nourrice avec Ménélas le conduisit auprès de Polyphidès, régnant sur Sicyone, lequel les renvoya à l'Étolien Œneus. Guère plus tard, Tyndare les fit revenir et ils contraignirent Thyeste à aller habiter Cythère après lui avoir fait prêter serment sur l'autel d'Héra où il s'était réfugié. Puis parents alliés de Tyndare ils devinrent par les filles, Agamemnon prenant pour épouse Clytemnestre après avoir tué son conjoint Tantale fils de Thyeste ainsi que leur enfant nouveau-né, et Ménélas, Hélène.


Ce texte présente plusieurs singularités. Tout d'abord la construction de la première phrase qui nous laisse deviner une nourrice (au sexe indéterminé) qui, tout en portant (?) un Ménélas enfant, conduit un Agamemnon déjà adolescent. Outre le signe d'une différence d'âge, on peut constater une ellipse de la relation de fraternité. Et d'ailleurs, qu'est-ce qui justifie l'intervention ultérieure de Tyndare dans cette affaire ? Quels griefs a-t-il contre Thyeste ? Où exactement fait-il « revenir » les enfants ? à Argos, à Mycènes, en Laconie ? S'il n'y avait la dernière phrase, on pourrait fort bien imaginer un Agamemnon fils de Tyndare, en fosterage chez Atrée et y ayant noué de fortes relations avec un Ménélas héritier légitime d'Argolide. Cette dernière phrase pourrait-elle être une interpolation, une mise en cohérence de différentes versions ? C'est ce qu'il importe d'éclaircir en interrogeant dans le texte homérique la fraternité d'Agamemnon et Ménélas.


Force est de constater que, dans l'Iliade, cette fraternité s'exprime surtout par l'emploi commun pour les deux héros des appellatifs d'Atrides. Au début du chant X, en prologue du conseil nocturne, seule occasion où ils sont, en privé, en interaction prolongée, Ménélas s'adresse à Agamemnon par ἠθεῖε, « cher aîné » (v. 37), et celui-ci répond par διοτρεφὲς, « nourrisson de Zeus » (v. 43), deux termes qui marquent, outre la tendre affection, une hiérarchie dans le respect — mais qui peut être aussi bien celle des amants que des frères . Il est vrai que, dans ce même passage, le narrateur utilise à deux reprises le terme ἀδελφεός, « frère », mais on ne doit pas attacher trop d'importance à ce mot. D'une part l'expression de la fraternité n'est pas simple en grec , d'autre part, même si Homère connaissait éventuellement différentes versions, il avait fait son choix et seules des formules héritées pourraient de façon à peine perceptible remettre en question dans son texte la fraternité d'Agamemnon et Ménélas. Mais en aucun cas elles n'auraient de valeur démonstrative.

Le nom d'Agamemnon

Classiquement, ce nom est considéré comme dérivé avec le préfixe de renforcement ἀγα- d'un thème à redoublement μέμνων issu de μένω, « rester, se tenir, tenir bon ». Cette analyse convient bien à un héros de seconde fonction mais, à y regarder de plus près, des difficultés subsistent. La dérivation μέμνων < μένω n'est pas claire et on n'explique pas l'usage de ce nom comme épithète dans l'appellation « Zeus Agamemnon ». Or celle-ci me semble essentielle dans la mesure où elle apparaît comme déjà connue d'Homère ainsi qu'en témoigne une incise du narrateur quand Ménélas va réveiller Agamemnon :


βῆ δ᾽ ἴμεν ἀνστήσων ὃν ἀδελφεόν, ὃς μέγα πάντων
Ἀργείων ἤνασσε, θεὸς δ᾽ ὣς τίετο δήμῳ.

puis il partit aller réveiller son frère qui grandement de tous
les Argiens est le maître, et comme dieu est honoré par le peuple. [Il. X.32-33]


Pour aller plus loin, il faut revenir sur le nom de Dhṛṣṭadyumna. Juste après sa naissance merveilleuse avec Draupadī, le brâhmane qui a présidé à la cérémonie s'empresse de lui donner un nom :


dhṛṣṭatvādatidhṛṣṇutvāddharmāddyutsambhavādapi | (dhṛṣṭatvāt ati-dhṛṣṇutvāt dharmāt dyut-sambhavāt api)
dhṛṣṭadyumnaḥ kumāro 'yam drupadasya bhavatviti ||

Par son audace, par son extrême audace, par son dharma, par sa naissance dans la clarté aussi,
« Dhṛṣṭadyumna », cet enfant de Drupada qu'il soit ainsi [nommé]. [I.155.49]


La racine *dhrs- que l'on retrouve dans le grec θάρσος, « hardiesse » et l'anglais durst, « il osa », fournit en sanskrit deux adjectifs, dhṛṣṭa et dhṛṣṇu, au sens général de « audacieux » ou, en bonne ou mauvaise part, « courageux, impudent ». Cette qualification convient bien à un guerrier mais on ne saurait écarter complètement une autre possibilité, au moins paronymique, basée sur le nom dhṛṣṭi, « pince à feu, tenaille de forgeron » (Mayrhofer, KEWA, sv et dṛhyati, dhārayati), qui évoquerait pour le héros le champ sémantique de la forge, domaine que je pense être celui de Drupada, Tyndare et Plisthène.

Sur le nom du ciel, dyu, on a formé deux féminins, dyut, « clarté, éclat », et dyuti, « éclat, gloire », et un neutre dyumna, « splendeur, gloire », mais il ne faut pas se méprendre et, en MBh I.57.91, on précise bien de Dhṛṣṭadyumna qu'il est agni-sama-dyuti, « dont la clarté est pareille au feu », ce qui, effectuant cette substitution dans dyumna, conduirait à un *agnimna, nom si proche de celui d'Agamemnon qu'un examen plus précis de ses éléments mérite d'être effectué.

Le suffixe -mna n'est guère producteur en sanskrit, on l'interprète classiquement (Renou, Gram. Scr., § 179) comme un suffixe secondaire, thématisation du suffixe *-mṇ (grec -μα) qui forme des neutres au sens de résultat du procès mais les rares exemples en sont peu convaincants : nṛmṇa, « virilité, âge d'homme (cp. latin uirtus) », sur nṛ, « homme, héros » (gr. ἀνήρ), nimna, « profondeur », sur la particule ni, « en bas » (all. nieder), et sumna, « favorable, gentil », sur la particule su, « bénéfique » (gr. εὐ), tous évoquent plutôt la racine *men-, « se tenir, rester », du grec μένω dans une formation thématique à vocalisme radical zéro en seconde partie de composé comme le grec νεο-γν-ός, « nouveau-né », ou le latin nīdus, « nid » (< *ni-sd-os, « où l'on s'assoit »). Cette racine est peu attestée en sanskrit : comme en grec elle est concurrencée par la racine homophone *men-, « penser » (grec μέμονα, « avoir l'intention, désirer », μιμνήσκω, « faire penser à »), mais elle n'est pas ignorée (Mayrhofer, KEWA, s.v. man-). Rien ne s'oppose donc à comprendre ici dyumna comme « qui se tient dans le feu », parallèlement à dyutsambhava, « qui est né dans le feu ».

Se pose alors la question de savoir si le préfixe grec ἀγα- peut, dans ce cas, avoir un rapport avec le nom du feu. La question est difficile et passe en premier lieu par l'étude des cognats eurindiens du sanskrit agni, le latin ignis et le proto-balto-slave *ungnis (lithuanien ugnìs, russe ogón') où la comparaison permet de reconstituer un étymon *(h1)ng(w)-n-i-. Or, si l'on néglige la dernière extension en « -i- » qui n'apparaît souvent que comme un thème de déclinaison , une forme *(h1)ng-n- aboutirait effectivement en grec à ἀγα- avant consonne.

Ceci justifie qu'on s'intéresse de plus près à ce préfixe, dans la composition comme dans la dérivation.

L'élément ἀγα- en grec

Ce préfixe, dit « de renforcement » est, de fait, d'étymologie mal définie (voir Chantraine, DELG, pour la mise en doute du rapprochement classique avec μέγα) et la notion de grandeur, voire d'excès, dont il témoigne dans la plupart des dérivés, si elle peut convenir originellement au feu, ne peut guère être que secondaire comme en témoignent des adjectifs tels que ἀγακτιμένη, « bien bâtie (dit de Cyrène) », ou ἀγάρροος, « au courants puissants (dit de la mer) ». On ne peut non plus tirer grand chose de l'onomastique, des personnages mythiques comme l'architecte Agamède ou le Myrmidon Agakléès n'ayant guère de carrière transparaissant dans leurs noms . En fait, la situation est probablement troublée par le terme ἄγη « admiration, envie » et par le rare adverbe ἄγᾱν « trop » popularisé par l'inscription delphique μηδὲν ἄγαν « rien de trop » et qui passe pour en être l'accusatif. En effet, bien que tous ces mots semblent plus ou moins se référer au champ sémantique de la grandeur, il est bien difficile de leur donner une unité satisfaisante, que ce soit étymologiquement ou dans l'usage, même s'ils ont probablement joué un rôle dans le glissement sémantique de termes paronymiques, ἀγαπά(ζ)ω « traiter avec respect > aimer » ou ἀγών « assemblée > compétition ».

Je m'attacherai cependant à un autre terme, peu expliqué par ailleurs, l'adjectif ἀγαθός « noble, de bonne naissance » au sujet duquel je ne peux m'empêcher de penser au rituel de l'amphidromie où le nouveau-né était exposé au feu du foyer domestique, rituel en liaison probable avec des mythes d'affinage concernant les héros . Le suffixe -θος est malaisé à cerner en grec (Chantraine, Form., §§ 297-300) mais on remarquera qu'il ne forme pas d'autre adjectif, fait qui conduit à supposer une formation secondaire d'après un substantif *ἀγάθης qui aurait pu être un terme rituel utilisé dans la cérémonie. En tout cas, si on y prend ἀγα- au sens de « feu » et comprend « [celui] qui est qualifié au feu », on est cohérent avec la fonction générale de l'extension *-dh-, formant des noms de qualité ou d'état sur des bases éventuellement non verbales (Benveniste, Origines, p. 199).

Agamemnon et le feu

Les liens d'Agamemnon avec le feu sont ténus mais ils existent, indépendamment du rapprochement avec Dhṛṣṭadyumna. Le principal, d'ordre métaphorique, nous est donné au début de l'Agamemnon d'Eschyle où un parallèle constant est fait entre l'arrivée d'Agamemnon et les signaux de feu qui l'accompagnent et l'annoncent. C'est d'abord le Veilleur, premier à voir la flamme et à en tirer un sens :


ὦ χαῖρε λαμπτὴρ νυκτός ἡμερήσιον
φάος πιφαύσκων
[…]
εἴπερ Ἰλίου πόλις
ἑάλωκεν, ὡς ὁ φρυκτὸς ἀγγέλλων πρέπει

Ô salut, flambeau de la nuit, du jour
la clarté annonçant [22-23]
[…]
si toutefois la ville d'Ilion
a été prise, comme le feu portant message le fait savoir [29-30]


puis Clytemnestre qui, répondant à une question du coryphée, nous décrit longuement les trajets des signaux :


— καὶ τίς τόδ' ἐξίκοιτ' ἂν ἀγγέλων τάχος;
— Ἥφαιστος Ἴδης λαμπρὸν ἐκπέμπων σέλας.
φρυκτὸς δὲ φρυκτὸν δεῦρ' ἀπ' ἀγγάρου πυρὸς
ἔπεμπεν
[…]
τέκμαρ τοιοῦτον σύμβολόν τέ σοι λέγω
ἀνδρὸς παραγγείλαντος ἐκ Τροίας ἐμοί.

— et qui atteindrait d'entre les messagers cette rapidité ?
— Héphaistos, de l'Ida envoyant la brillante lueur.
Puis le fanal au fanal, jusqu'ici, par des courriers de feu
l'envoyait : [280-283]
[ici, l'énumération des relais]
et ce terme est la marque convenue, je te le dis,
de mon époux transmettant depuis Troie jusqu'à moi. [315-316]


Mais on ne doit pas s'y tromper, cette description — qui n'est pas sans préfigurer les principes d'internet — ne peut être qu'une longue métaphore. Sur le plan de la logique, en témoigne d'abord l'incohérence temporelle, Agamemnon lui-même arrivant au vers 783 comme s'il avait été aussi rapide que la flamme ; et cette flamme elle-même est explicitement désignée comme σύμβολον ἀνδρός « symbole de l'époux ». Or, même si ce mot n'a pas encore tout-à-fait son acception moderne, son origine (les deux morceaux d'un objet brisé) ainsi que ses divers usages dans la suite de l'histoire grecque (jetons de présence, emblèmes, etc.) montrent bien qu'il est déjà un signe exprimant une identité métaphorique entre l'objet et la personne à laquelle il est substituable. En outre, la métaphore est filée tout au long de la pièce où Agamemnon, de façon récurrente, se désigne comme « celui qui brûle » :


καπνῷ δ' ἁλοῦσα νῦν ἔτ' εὔσημος πόλις.
ἄτης θύελλαι ζῶσι: συνθνῄσκουσα δὲ
σποδὸς προπέμπει πίονας πλούτου πνοάς.

la fumée est à présent le signe certain que la ville est conquise.
Que les brasiers du malheur bouillonnent : périssant ensemble
la cendre fait cortège aux souffles épais de la richesse. [818-820 (Agamemnon)]


ὅτῳ δὲ καὶ δεῖ φαρμάκων παιωνίων,
ἤτοι κέαντες ἢ τεμόντες εὐφρόνως
πειρασόμεσθα πῆμ' ἀποστρέψαι νόσου.

et là où il y aura nécessité de remèdes salutaires,
assurément, brûlant et tranchant avec bienveillance,
nous tenterons de détourner le fléau de la maladie. [848-850 (Agamemnon)]


δμῳαί, τί μέλλεθ', αἷς ἐπέσταλται τέλος
πέδον κελεύθου στρωννύναι πετάσμασιν;
εὐθὺς γενέσθω πορφυρόστρωτος πόρος
ἐς δῶμ' ἄελπτον ὡς ἂν ἡγῆται δίκη.

Servantes, à quoi pensez-vous ? à vous était confiée la tâche
de recouvrir le sol d'un chemin avec des étoffes !
que tout droit naisse jonché de pourpre un trajet
vers la demeure tant attendue, si c'est bien la justice qui montre la route. [908-911 (Clytemnestre)]

[j'ai rendu « inespérée » par « tant attendue » pour garder le double sens des paroles de la reine :
le palais ou l'Hadès]


jusqu'à culminer à la mort du héros, « éteint » dans le bain meurtrier :


ἆ ἆ, ἰδοὺ ἰδού: ἄπεχε τῆς βοὸς
τὸν ταῦρον: ἐν πέπλοισι
μελαγκέρῳ λαβοῦσα μηχανήματι
τύπτει: πίτνει δ' <ἐν> ἐνύδρῳ τεύχει.
δολοφόνου λέβητος τύχαν σοι λέγω.

Ah, ah, prends garde, prends garde ! détourne de la vache
le taureau : dans les robes
par les cornes noires l'ayant pris au piège,
elle frappe : il tombe dans l'eau du bassin.
Du bain à la traîtresse mort je te dis la rétribution. [1125-1129 (Cassandre)]


On pourra bien sûr évoquer aussi l'image du soleil dans cette journée de la tragédie qui commence avec le feu apparaissant à l'aube et qui s'achève dans le chemin de pourpre et la baignoire ensanglantée mais nous savons que le soleil n'est qu'une des instances du feu, comme l'est aussi le sacrifice qui ne manque pas d'être également évoqué :


τὰ μὲν γὰρ ἑστίας μεσομφάλου
ἕστηκεν ἤδη μῆλα πρὸς σφαγὰς πάρος,

car elles en effet, près du foyer, nombril de la demeure,
elles se tiennent déjà les brebis, dans l'attente d'être égorgées, [1056-1057 (Clytemnestre)]


Mais un autre point a attiré mon attention. Contrairement à l'Inde où Agni recouvre tous les aspects de l'igné, la Grèce demande à plusieurs divinités de présider au feu, Hestia pour le foyer domestique, Héphaistos pour la forge, Prométhée pour le sacrifice, Hélios pour le soleil et, plus discrètement, à l'état de traces presque évanouies mais encore perceptibles, Héraklès . Or un passage de l'Iliade qui nous montre Agamemnon s'habillant pour le conseil nocturne signale une étrange connivence :


ὀρθωθεὶς δ' ἔνδυνε περὶ στήθεσσι χιτῶνα,
ποσσὶ δ' ὑπὸ λιπαροῖσιν ἐδήσατο καλὰ πέδιλα,
ἀμφὶ δ' ἔπειτα δαφοινὸν ἑέσσατο δέρμα λέοντος
αἴθωνος μεγάλοιο ποδηνεκές, εἵλετο δ' ἔγχος.

S'étant levé il enfile autour de sa poitrine une tunique,
à ses pieds huilés il noue de bonnes sandales,
puis alors, rougeoyant, il s'enveloppe de la dépouille d'un lion,
couleur de feu, immense, tombant jusqu'aux pieds, et il saisit sa lance. [X.21-24]


Or le port de la léonide est la caractéristique exclusive d'Héraklès, au point que quand un autre la porte — Dionysos se rendant dans l'Hadès — c'est explicitement à fin de se faire passer pour lui (Aristophane, Grenouilles, 109). Je ne discuterai pas ici de la sémantique du lion en Grèce mais ce trait commun entre Agamemnon et Héraklès me paraît hautement significatif et on remarquera en outre que les deux adjectifs de couleur notant la robe de l'animal sont αἴθων « brûlant, couleur de feu » (αἴθω « brûler ») et δαφοινός « très-rouge », une nuance qui a pu aussi être utilisée pour le « tison ardent » (δαφοινὸν δαλὸν) dont dépendait la vie de Méléagre (Eschyle, Choéphores, 607).

Mais on peut faire un pas de plus dans le rapprochement d'Héraklès et d'Agamemnon, celui-ci entrant dans une structure biographique bien dégagée par Georges Dumézil.

Les trois péchés du guerrier

Le maître consacre la première partie de Mythe et épopée II (pp. 681-800) à l'examen du destin de trois héros, l'indien Śiśupāla, le scandinave Starkaðr et le grec Héraklès dont la carrière est jalonnée de trois manquements graves au dharma du guerrier, péchés qui se répartissent dans le temps selon les trois fonctions de l'idéologie eurindienne. Je ne reviendrai pas sur le détail de la démonstration et me contenterai de donner un tableau en résumant la matière :


ŚiśupālaStarkaðrHéraklès
I Il capture le cheval qu'un roi destinait à un aśvamedha, empêchant ainsi le sacrifice. Il fait périr son roi Víkarr dans un simulacre de sacrifice à Óðinn qui se révèle bien réel. Malgré l'ordre de Zeus, confirmé par Delphes, il refuse de se mettre au service d'Euristhée.
II Il incendie une ville pendant que le roi en était absent.
Il assaille et capture des rois qui se divertissaient.
Il fuit honteusement le combat alors que son armée se trouve en difficulté. Il tue un ennemi par une ruse honteuse.
III Emporté par la passion, il enlève une femme mariée.
Déguisé en son époux, il abuse d'une reine.
Acheté par des conjurés, il tue son roi contre 120 livres d'or. Alors qu'il vient d'épouser Déjanire, il convoite Iole.

La comparaison est intéressante à plus d'un titre car, tout en étant pertinente, le simple examen des fautes et des contextes narratifs met en évidence que ces trois histoires ne peuvent en aucun cas résulter d'un héritage commun, ne serait-ce que deux d'entre elles. On est donc en présence ici de la trifonctionnalité « en action », chacun des trois auteurs (au sens large) utilisant ce schéma idéologique pour signifier l'abondance et l'étendue des fautes commises par un personnage particulier, qu'il soit entièrement négatif comme Śiśupāla, jouet des dieux comme Starkaðr ou d'un caractère brutal et emporté comme Héraklès.

Un autre trait commun de ces héros est que, même s'il sont parfois désignés comme des rois, ils sont au service de rois d'un rang supérieur, soit comme champions pour Starkaðr (Saxo Grammaticus, Gesta Danorum, VI.5.16) :


qui ex hoc maxime prouocationis habitum reprehendit, quod diceret regibus non nisi in compares arma congruere eademque adversum populares capienda non esse ; per se uero tamquam obscuriore loco natum pugnam rectius ministrandam exsistere.

Ce qu'il blâma le plus dans ce défi, c'est qu'il n'était pas convenable pour les rois de se battre en duel avec d'autres que leurs égaux et de prendre les armes contre des hommes du commun. C'était donc plus justement, disait-il, à lui, Starcatherus, qu'il revenait de soutenir ce combat, puisqu'il était de naissance plus obscure.


soit comme généraux en chef comme pour Śiśupāla, qualifié de senāpati « maître de l'armée » :


sa sāṃrājyam jarāsaṃdhaḥ prāpto bhavati yonitaḥ ||
taṃ sa rājā mahāprājña saṃśritya kila sarvaśaḥ |
rājansenāpatirjātaḥ śiśupālaḥ pratāpavān ||

la royauté universelle ce Jarasaṃdha l'avait reçue de naissance ;
celui-ci, un [autre] roi, ô très-sage, après l'avoir rejoint certes en totalité,
ô roi, son maître de l'armée il est devenu, Śiśupāla le splendide. [II.13.8-9]


Pour ce qui est d'Héraklès, il cumule les deux aspects, héros au service d'Eurysthée dans les épisodes des Labeurs, condottiere dans les diverses campagnes qu'il mènera ça et là d'Orchomène à Œchalie.

Or, si, s'appuyant sur le statut parallèle d'Agamemnon comme chef d'armée, on examine ses péchés, on trouvera aisément la même structure mise en jeu dans les trois épisodes-clefs qui, exhaustivement, jalonnent sa carrière, le sacrifice d'Iphigénie, l'injustice envers Achille et le retour à Mycènes. Bien mieux, chacune des fautes est susceptible à son tour, dans une construction récursive, d'être analysée selon le même schéma structurel. Qu'on en juge dans le tableau suivant :


IIIIII
sacrifice d'Iphigéniepartage du butinadultères à Mycènes
Sacrifice humain, horrible aux dieux. Oubli du vrai motif de la guerre : reprendre Hélène. Rupture des liens sociaux.
I Offense à Artémis par hâblerie de chasseur. Offense à Apollon par rejet de la supplication de son prêtre. Marche sur le tapis rouge, privilège des dieux.
II Meurtre d'Iphigénie, sa plus proche parente par le sang. Insulte à Achille, son meilleur guerrier. Meurtre du bébé de Tantale et Clytemnestre ?
III Prétexte fallacieux d'une noce avec Achille. Rapacité dans le partage du butin. Adultère avec Cassandre.

On pourrait objecter que, contrairement à Śiśupāla, Starkaðr et Héraklès, Agamemnon est bien un « roi universel », c'est du moins l'image qu'on retire de lui à la lecture d'Homère. Je pense cependant qu'il n'y a là qu'une erreur de perspective due au contexte guerrier de l'Iliade car c'est bien au service de Ménélas qu'il commande l'armée devant Troie et y prend les décisions de caractère militaire en sa qualité de « berger des troupes » (ποιμὴν λαῶν), appellation qui lui est appliquée une bonne cinquantaine de fois dans le texte homérique. Et d'ailleurs, dès qu'on sort du contexte explicite de la campagne, on retrouve Ménélas comme celui qui commande « souverainement » à l'expédition ainsi qu'il le déclare lui-même dans l'Hélène d'Euripide :


πλεῖστον γὰρ οἶμαι — καὶ τόδ' οὐ κόμπῳ λέγω —
στράτευμα κώπῃ διορίσαι Τροίαν ἔπι,
τύραννος οὐδὲν πρὸς βίαν στρατηλατῶν,
ἑκοῦσι δ' ἄρξας Ἑλλάδος νεανίαις.

Oui, la plus grande, je crois — et je le dis sans jactance —
des expéditions, par la force des rames, j'ai porté contre Troie,
et non comme un tyran usant du pouvoir des chefs d'armée,
mais, en son plein gré, guidant la jeunesse de la Grèce. [393-396]


Même si l'allusion à une tyrannie soutenue par l'armée fait ici clairement référence à la situation politique athénienne (la pièce est représentée en 412 dans une ville occupée par les troupes spartiates qui rétabliront la tyrannie l'année suivante), le vers 395 ne peut trouver son sens contextuel que si c'est Agamemnon qui est évoqué comme « chef d'armée » (στρατηλάτης) par opposition à Ménélas qui, lui, commande sans avoir à contraindre, tel un souverain légitime.


Le cas de Dhṛṣṭadyumna est plus complexe. S'il est sans conteste le général en chef de l'armée des Pāṇḍava. Quand il a été question de savoir parmi sept chefs alliés quel héros désigner pour ce poste, ce fut d'abord le choix proposé par Arjuna, le fils d'Indra, accompagné d'une description emphatique où l'on ne s'étonnera pas de retrouver la marque redondante du lion  :


yo'yam tapaḥprabhāvena ṛṣisamtoṣaṇenaca |
divyaḥ puruṣa utpanno jvālāvarṇo mahābalaḥ ||
dhanuṣmānkavacī khaṅgī rathamāruhya damśitaḥ |
divyairhayavarairyuktamagnikuṇḍātsamutthitaḥ ||
garhanniva mahāmegho rathaghoṣeṇa vīryavān |
siṃhasamhanano vīraḥ siṃhavikrāntavikramaḥ ||
siṃhorasko mahābāhuḥ siṃhavakṣā mahāvalaḥ |
siṃhapragarjano vīraḥ siṃhaskandho mahādyutiḥ ||
subhrūḥ sudaṃṣṭraḥ suhanuḥ subāhu sumukho'kṛśaḥ |
sujatruḥ suviśālākṣaḥ supādaḥ supratiṣṭhitaḥ ||
abhedyaḥ sarvaśastrāṇām prabhinna iva vāraṇaḥ |
jajne droṇavināśāya satyavādī jitendriyaḥ ||
dhṛṣṭadyumnamaham manye sahedbhīṣmasya sāyakān |
vajrāśanisamasparśāndīptāsyānuragāniva ||

Celui qui, grâce à la puissance de l'ascèse et la bienveillance d'un ermite,
divin héros a surgi, couleur de flamme, d'une grande force,
porteur d'un arc, d'une cuirasse et d'une épée, étant pour sa sûreté monté sur un char
de attelé divins coursiers, rejeton d'Agni apparu,
grondant tel un nuée d'orage par le fracas de son char, plein de vaillance,
héros ayant la fermeté d'un lion, marchant de la démarche du lion,
ayant un torse de lion, des bras puissants, le poitrail d'un lion, puissant,
héros rugissant comme un lion, ayant des épaules de lion, à la grande gloire,
ayant de beaux sourcils, de belles dents, de belles mâchoires, une très belle bouche, n'étant pas malingre,
ayant une belle encolure, de beaux grands yeux, de beaux pieds, une bonne stature,
intransperçable par toutes les armes tel un éléphant en rut,
il naquit pour la destruction de Droṇa, il parle vrai, il a maîtrisé ses sens,
Dhṛṣṭadyumna, moi je pense, devrait résister aux flèches de Bhīṣma
qui frappent comme l'éclair de la foudre, pareilles à des serpents à la gueule enflammée [V.149.19-25]


et, effectivement, c'est lui que Yudhiṣṭhira choisira :


sarvasenāpatim cātra dhṛṣṭadyumnamupādizat |
droṇāntahetorutpanno ya iddhāñjātavedasaḥ ||

Et alors, maître de l'armée entière, Dhṛṣṭadyumna il nomma,
pour être cause de la fin de Droṇa surgi, lui qui brille par celui connu de tous les êtres [Agni] [V.154.12]


Si ceci est clair, la recherche des « péchés » du héros indien est plus subtile car, en fait, ceux-ci se trouvent concentrés en un seul. On ne peut en effet compter parmi eux celui de sa naissance, attribuable à son père, Drupada. Péché de première fonction quand celui-ci, par ses austérités et ses prières, cherche à obtenir un fils, non comme c'est la règle pour obtenir la continuité du lignage et bénéficier des sacrifices rituels qui feront de lui pitṛ , mais pour tirer vengeance de Droṇa, acte impie. Et d'ailleurs, le premier brâhman qu'il requerra comme officiant refusera d'accomplir le sacrifice et le renverra à son frère, moins scrupuleux :


jyeṣṭho bhrātā mamāgṛhṇādvicaranvananirjhare |
aparijnātaśaucāyām bhuumau nipatitam phalam ||
tadapaśyamaham bhrāturasāmpratamanuvrajan |
vimarśam samkarādāne nāyam kuryātkathamcana ||
dṛṣṭvā phalasya nāpaśyaddoṣā ye'syānubandhikāḥ |
vivinakti na śaucam yaḥ so'nyatrāpi katham bhavet || […]
tamaham phalārthinam manye bhrātaram tarkacakṣuṣā |
tam vai gacchasva nṛpate sa tvām samyājayiṣyati ||

Mon frère aîné ramassa, errant près d'une cascade de la forêt,
sur un sol dont la pureté n'était pas connue, un fruit tombé.
Moi je vis cette inconvenance de mon frère en le suivant ;
de réfléchir sur la prise de ce qui avait subi un contact, il ne le fit nullement ;
bien qu'ayant regardé, du fruit il ne discerna pas les défauts qui lui étaient associés.
Celui qui ne s'est pas encquis de la pureté, à une quelque autre occasion comment pourrait-il ? […]
Moi je pense qu'il est avide de fruit, mon frère, par l'examen de ce que mes yeux ont vu.
En vérité, va à lui, ô roi, il sacrifiera pour toi. [I.155.15-17, 19]

[le dernier « fruit » est à comprendre aussi « récompense, salaire »]


Mais, si cette faute est bien celle de Drupada, c'est elle aussi qui conduira à la triple faute de son fils, le meurtre de Droṇa, double faute liée à la nature de la victime et simple faute quant aux circonstances :

Droṇa est un brâhmane, le plus brâhmane de tous les héros de l'épopée puisqu'il est l'incarnation de Bṛhaspati, chapelain des dieux. Or le brâhmanicide est le péché majeur de l'Inde, c'est parce qu'il l'a commis en tuant le Tricéphale qu'Indra commet sa première faute et perd son tejas « majesté », sa composante de première fonction (Dumezil, Heur et malheur du guerrier, p. 89).

Mais, tout aussi grave, Dhṛṣṭadyumna, comme d'ailleurs nombre des héros de l'épopée, a été élève de Droṇa :


dhṛṣṭadyumnam tu pāncālyamānīya svam viveśanam |
upākarodastrahetorbhāradvājaḥ pratāpavān ||
amokṣaṇīyam daivam hi bhāvi matvā mahāmatiḥ |
tathā tatkṛtavāndroṇa ātmakīrtyanurakṣaṇāt ||

Et de Dhṛṣṭadyumna, prince des Pañcālas, qui, lui ayant été confié, chez lui était allé, |
s'occupa comme maître d'armes le glorieux fils de Bharadvāja ; ||
l'inévitable destin qui devait en résulter, il l'avait compris, le très sage, |
néanmoins il le fit, Droṇa, par soin de sa propre renommée || [I.155.51-52]


et le meurtre du guru (chez qui l'élève a résidé comme un fils) est considéré comme l'équivalent d'un brâhmanicide.

Enfin, la mort de Droṇa s'est déroulée dans des circonstances très particulières. Comme il était invincible, les Pāṇḍava ont prétendu (grave faute contre le dharma) que son fils, Aśvatthāman, était mort et, à cette nouvelle, le maître cessa de combattre et entra dans une méditation ultime où son âme quitta son corps. Mais Dhṛṣṭadyumna ne cessa pas le combat :


tasya mūrdhānam ālambya gatasattvasya dehinaḥ |
kiṃcid abruvataḥ kāyādvicakartāsinā śiraḥ ||
harṣeṇa mahatā yukto bhāradvāje nipātite |
siṃhanādaravaṃ cakre bhāmayan khaḍgam āhave ||

Ayant saisi la tête de cet homme que l'esprit avait fui,
qui ne disait mot, du corps il détacha avec son épée la tête.
À grande joie soumis par la chute de Bhāradvāja (Droṇa),
le rugissement du lion il poussa, donnant colère à son épée par défi.
[VII.165.47-48]


Non seulement ces manifestations de joie sont une insulte à son maître brâhmane qu'il aurait dû vénérer mais, soit que, ignorant que la vie avait déjà quitté celui-ci, il ait tué un adversaire sans défense, soit que, l'ayant perçu, il ait mutilé un cadavre, il a de toutes façons commis un forfait de guerrier.

Cependant, si l'on examine ce triple péché, on remarque une irrégularité, l'absence de répartition trifonctionnelle : si le brâhmanicide peut légitimement prendre place dans la première fonction et l'agression d'un adversaire sans défense dans la seconde, le meurtre du guru ne saurait ressortir à la troisième, ni, en fait, à aucune autre ! Ce point me semble essentiel et doit conduire à reprendre le dossier avec plus d'humilité.


À considérer les faits sans parti pris on s'apercevra vite que le seul véritable trait commun à nos héros est leur propension à commettre des fautes, de nombreuses fautes. Les cinq forfaits de Śiśupāla qui sont cités par Kṛṣṇa ne sont que des exemples qu'il a donné puisqu'il avait promis de lui en pardonner cent comme il le rappelle juste avant de le tuer :


uvāca bhagavānuccairvākyaṃ vākyaviśāradaḥ |
śṛṇvantu me mahīpālā yenaitatkṣamitaṃ mayā ||
aparādhaśataṃ kṣāmyaṃ maturasyaiva yācataḥ |
dattaṃ mayā yācitaṃ ca tadvai pUrṇaṃ hi pārthivāḥ ||
adhunā mārayiṣyāmi paśyatāṃ vo mahīkṣitām |
evamuktavā yaduśreṣṭhaścedirājasya tatkṣaṇāt ||
vyapāharacchiraḥ kruddhaścakreṇāmitrakarṣaṇaḥ |
sa papāta mahābāhurvajrāhata ivācalaḥ ||

Le Glorieux (Kṛṣṇa) parla avec force une parole, lui le bon parleur  :
« Écoutez-moi, ô rois, voilà ce qui lui a été pardonné par moi :
cent offenses j'ai pardonné déjà à la requête de sa mère,
mais j'ai accordé ce qui était requis, c'est vraiment complet, ô princes !
maintenant je vais le tuer, sous votre regard même, ô rois ! »
Ayant dit cela, le meilleur des Yadus (Kṛṣṇa), du roi des Cedis (Śiśupāla),
il trancha la tête irrité avec son disque, lui tourmenteur des ennemis.
Il tomba le puissant guerrier, comme, frappée par la foudre, une montagne.
[Calcutta : II.1581-1584 ; Poona : II.401*.3-8 + II.42.21cdef (p. 203)]


Ainsi, la répartition trifonctionnelle des cinq forfaits qui ont été cités n'est pas spécifique du personnage, elle ne marque que la volonté de l'auteur de signifier que ceux-ci s'étendent à l'ensemble des rapports sociaux possibles, la trifonctionnalité n'étant alors ici qu'un simple signe de la totalité. Ceci ne met pas en cause les rapprochements faits par Dumézil mais engage à les voir sous un autre angle, celui d'une composition littéraire traduisant l'excès en tous domaines . Excès qui, d'ailleurs, peut-être renforcé par d'autres signes. L'un d'eux est la naissance : Starkaðr et Śiśupāla naissent avec des bras surnuméraires, la conception d'Héraklès dure trois nuits et Dhṛṣṭadyumna nait dans le feu. Un autre tient au lignage, marqué comme lié au mal : Starkaðr descend de géants, Drupada a conçu son fils pour tuer un brâhmane, Amphitryon a été exilé pour meurtre et Atrée, poursuivant la malédiction des Pélopides, a servi à son frère le banquet de ses enfants.

On peut avoir le sentiment que, chez tous les auteurs de leurs gestes, ces guerriers de prestige sont vécus comme un mal nécessaire, l'audace qui est exigée d'eux ne pouvant être distinguée de l'insolence, deux notions qui sont sémantiquement regroupées dans le sanskrit dhṛṣṭa et plus ou moins distribuées sur ses cognats grecs, θάρσος et θρασύς .

L'ambigu Plisthène

Le roi et le prêtre

Le couple du roi et de son chapelain (rāja et purohita en Inde) est le fondement temporel du pouvoir qu'exercent solidairement les deux premières fonctions sur la société, chacun d'eux ayant, dans son domaine, pleine autorité sur l'autre. Si les docteurs indiens ont abondamment glosé sur la dialectique subtile qui les unissait, la Grèce témoigne également, dans le mythe, de cette répartition du pouvoir, ainsi qu'en témoigne Apollodore (III.XV.1) :


Πανδίονος δὲ ’αποθανόντος οἱ παῖδες τὰ πατρῷα ἐμερίσαντο, καὶ τἠν μὲν βασιλείαν Ἐρεχθεὺς λαμβάνει, τὴν δὲ ἱερωσύνην τῆς Ἀθηνᾶς καὶ τοὺ Ποσειδῶνος τοῦ Ἐριχθέως Βούτης.

Puis, Pandion étant mort, les enfants se partagèrent l'héritage, l'un, Éréchthée, prit la royauté, l'autre, Boutès, la prêtrise d'Athéna et de Poseidon Éréchthée.


où on se souviendra qu'Athéna et Poséidon sont à Athènes les représentants des aspects sombre et clair de la première fonction (voir Les Dieux souverains à Athènes).

Normalement, la cohabitation des deux premières fonction se déroule sans heurts mais il en est parfois tout autrement comme le montre un des épisodes du Mahābhārata que je résume brièvement :


Droṇa et Drupada étaient des amis d'enfance. Droṇa était le brâhmane par excellence puisque, fils biologique de l'ascète Bharadvāja (un des sept Grands Voyants), il était en fait l'incarnation du dieu Bṛhaspati, le chapelain des dieux. Drupada, lui, était le fils de Pṛṣata, roi des Pāñcāla. Dans un bel élan d'amitié juvénile, Drupada promit un jour à son copain de tout partager avec lui quand il serait roi. Mais, lorsque la chose arriva, Drupada, sollicité par Droṇa, le rabroua en lui expliquant toute la différence qu'il y avait entre un roi et le simple fils d'un ermite.

Alors Droṇa, qui possédait toute la science de l'archerie, devint précepteur des Pāṇḍava, précisant qu'il ne demanderait son salaire que l'enseignement achevé. Quand ce fut fait, il demanda à ses élèves de conquérir pour lui le royaume de Drupada ; il le firent sans difficulté et Droṇa partagea ce royaume en deux, prenant une moitié pour lui et laisant l'autre à Drupada, exécutant ainsi la promesse d'enfance.

Drupada fit bonne figure mais, en secret, ne songea qu'à se venger. De même que, sortant de sa fonction, Droṇa avait obtenu la victoire par l'usage de ses vertus guerrières, Drupada décida d'utiliser la prière et se livra a l'ascèse avec de grandes austérités qu'il termina par un sacrifice destiné à lui faire obtenir un fils qui serait son vengeur. Et, effectivement, naquit ainsi Dhṛṣṭadyumna, incarnation d'Agni, alors que, dans ce même sacrifice, surgissant inattendue de l'autel en forme d'oiseau, lui naissait aussi Draupadī, incarnation de Śrī .

Deux enfants destinés à de grands rôles dans l'épopée puisque Draupadī deviendra l'épouse commune des cinq Pāṇḍava et Dhṛṣṭadyumna leur général en chef dans la grande bataille du Kurukṣetra. Mais l'histoire ne s'arrête pas là car, si Dhṛṣṭadyumna tuera effectivement Droṇa, il sera tué lui-même, une fois la guerre gagnée et dans une traitresse aventure nocturne, par Aśvatthāman, fils de Droṇa et incarnation de Śiva le Destructeur.


Les parallèles avec l'histoire d'Agamemnon sont si frappants qu'il ne sera pas inutile de les regrouper dans un tableau synoptique :


IndeArgolideLaconie
Drupada et Droṇa étaient amis d'enfance Atrée et Thyeste sont frères Tyndare et Hippocoon sont frères
Drupada est roi légitime, son nom signifie « jambe de bois » Atrée est roi légitime d'Argolide, son fils Plisthène est boîteux Tyndare est roi légitime de Sparte, son nom peut être lié à la forge
Droṇa est brâhmane Le nom de Thyeste évoque le sacrifice
Droṇa prend le royaume de Drupada grâce à l'aide des Pāṇḍava mais Drupada garde la moitié de son royaume Thyeste usurpe la royauté avec la complicité amoureuse de sa belle-sœur mais Atrée la recouvre grâce à un miracle de Zeus et se venge de Thyeste en lui faisant manger ses enfants Hippocoon envoie Tyndare en exil mais celui-ci retrouve son royaume quand Héraklès défait Hippocoon
Drupada a un fils, Dhṛṣṭadyumna, incarnation d'Agni et destiné à tuer Droṇa ;
Droṇa a un fils Aśvatthāman
Atrée (ou Plisthène) a un fils, Agamemnon ;
Thyeste à un fils, Égisthe, destiné à tuer Atrée
Drupada a une fille, Draupadī, incarnation de Śrī Tyndare a une fille, Hélène, hypostase d'Aphrodite
Égisthe tue Atrée, Agamemnon fuit
Tyndare chasse Thyeste ; Agamemnon tue Tantale, fils de Thyeste, puis épouse sa veuve, Clytemnestre
Draupadī épouse Arjuna et, avec lui, ses quatre frères Hélène épouse Ménélas
Les Pāṇḍava sont chassés du pouvoir par leurs cousins, ce qui conduit à la guerre Hélène est enlevée par le Troyen Pâris, ce qui conduit à la guerre
Dhṛṣṭadyumna devient le général de l'armée des Pāṇḍava Agamemnon devient le général de l'armée des Grecs
Après la victoire, Aśvatthāman tue traîtreusement Dhṛṣṭadyumna Après la victoire, Égisthe tue traîtreusement Agamemnon


NOTES



La ville d'Amyclées se trouve à environ cinq kilomètres au sud de Sparte et le même auteur (Pythiques, I.65) la signale comme le plus ancien établissement dorien de Laconie. Pausanias (III.19.6) y a vu un temple d'Alexandra (= Cassandre), le monument funéraire d'Agamemnon (le grec μνῆμα peut désigner aussi bien un tombeau qu'un cénotaphe) et une statue de Clytemnestre.



Cette scansion semble libre chez l'auteur et le choix lié au mètre. On en trouve un autre exemple avec le datif pluriel Ἄτρεΐδαισι (Isthmique, VIII.111), scandé « — ◡ ◡ — ◡ », mais la forme sans hiatus Ἄτρείδαις est aussi employée par lui dans deux autres occurrences (Olympique, IX.71 et Isthmique, V.37) où elle est scandée « ◡ — — ».

Il ne faut pas s'effrayer des variations de longueur de l'initiale, imposées par des raisons métriques. La forme étymologique avec « α- », issu de « *ṇ- » avant consonne, est normalement brève mais celle-ci s'allonge régulièrement quand elle est suivie de deux autres brèves, une succession de trois brèves étant exclue par la poésie dactylique, une des formes les plus nobles de l'expression. De la même façon, un mot comme ἀθᾰνᾰτος, « immortel », voit l'allongement de son initiale (Lejeune, Phon., § 226). En revanche, il n'y a pas d'allongement métrique quand il n'est pas nécessaire et on peut donc avoir une forme Ἄτρείδαις avec son initiale étymologique brève.



Ce n'est qu'une hypothèse à laquelle je ne crois guère, pour deux raisons. Le mot n'est pas homérique et n'apparaît qu'au ve siècle, chez les tragiques, comme son synonyme ἄτρεστος, probablement créé par Platon pour donner une étymologie du nom d'Atrée (Cratyle, 395b). Et, surtout, parce que je pense que le nom d'Atrée est une dérivation inverse de celui d'Atride (voir plus loin). On ne peut cependant l'exclure totalement car, bien que le suffixe -εύς soit peu clair (cf. Chantraine, Form., chap. X), on peut remarquer qu'il ne forme aucun adjectif.



La voyelle radicale des causatifs est normalement un « o » mais, ici, le retour à la voyelle non marquée peut s'expliquer par la possibilité de confusion avec torreō, « déssecher », formé sur une racine homophone (Ernout, Morph., § 223). Quant au rhotacisme du « s », il est normal en latin.



Contrairement à l'opinion courante, probablement influencée par Homère qui nous le montre jouant de la lyre et amoureux de Patrocle et, tout aussi probablement, par les clichés modernes sur les musiciens et les homosexuels, Achille, descendant du vent, géant brutal, d'une beauté, d'une force et d'une rapidité extrêmes, n'est pas vraiment un gentil.

Pour la démonstration, on se reportera à l'étude du personnage que je fais dans Les Cinq maris d'Hélène.

C'est l'occasion de noter le goût d'Homère, provocation ou réhabilitation, pour les héros ayant de forts traits négatifs. Hors de l'Odyssée, que ce soit dans l'Iliade ou, surtout, dans la tragédie, Ulysse est un personnage peu sympathique, violent et manipulateur. Il est remarquable que, sans nous le cacher (épisodes du Cyclope, du massacre des prétendants), le poète nous conduise à nous apitoyer sur ses malheurs et à nous émerveiller de ses ruses.



Le Trône et le Coffre sont abondamment décrits par Pausanias qui avait encore pu les voir (III.18.10-16 et V.17.5-18.6). Quant aux monuments conservés, vases ou sculptures, je n'y ai trouvé aucune trace d'Atrée mais, compte tenu de la dispersion, voire de la confidentialité, des bases de données, des œuvres ont pu m'échapper. Si le lecteur en connaît une (ou plusieurs ?), il serait aimable de me le signaler.



Douze occurrences dans l'Iliade et deux dans l'Odyssée, souvent au vocatif d'adresse en début de discours direct. Le syntagme est toujours au singulier, il désigne trois fois Agamemnon et onze fois Ménélas. On en concluera que, pour Homère, les deux héros sont bien des fils d'Atrée, ce qui ne contredit nullement mon travail car on sait maintenant fort bien que les aèdes empruntaient maintes formules à leurs prédécesseurs, même s'ils n'en comprenaient pas toujours le sens premier.

J'en donne un autre exemple dans Les Cinq maris d'Hélène avec la création du héros Diomède (dans l'Iliade) par confusion probable d'une épiclèse de Ménélas avec le héros argien qui combattit à Thèbes.



Ce n'est pas que l'on manque d'indices — il est facile d'en trouver —, c'est qu'ils ne présentent pas de caractères structurant différentiellement les trois personnages.

Pélops peut bien être rattaché au couple divin Poséidon/Déméter, le dieu ayant été son éraste et lui ayant fait obtenir sa « fille onomastique » Hippodamie (sur ce schéma relationnel, voir B. Sergent, , ) et la déesse étant devenue sa « mère inversée » pour avoir consommé sa chair dans le festin anthropophagique de Tantale, ce roi n'est jamais présenté comme ayant établi des lois ni exercé une justice punitive. Le seul élément qui pourrait y faire songer, son meutre sacrilège de Stymphalos (Apollodore, III, 12.6), est très ambigu puisqu'il y agit comme libérateur des eaux, rôle de l'indien Indra et du grec Héraklès, mais que ce geste entraîne la colère de Zeus qui, en représaille, retiendra sa pluie.

Atrée porte bien un nom (ἀτρεύς, « intrépide ») qui le qualifie dans la seconde fonction mais, nous le verrons bientôt, c'est plutôt dans la liste des fils de Pélops qu'il porte un tel sens.

Un dernier point est que la liste dynastique d'Homère se termine avec Agamemnon dont nous verrons plus loin qu'il entretient des rapports avec Agni, le dieu qui, en Inde, clot les listes divines. Cependant, Agamemnon n'est aucunement ici en relation avec le feu ni le sacrifice, c'est comme souverain universel qu'il est cité, tout le contraire des héros qui, comme Héraklès, Dhṛṣṭadyumna et Starkaðr, sont au service d'un roi mais ne règnent pas (Agamemnon commande l'armée devant Troie mais c'est à Ménélas que les rois grecs ont juré allégeance).


En conclusion, même si la liste peut paraître structurée, elle n'est que le creux d'un moule dans lequel ont été forcés des personnages qui n'en présentent guère la cohérence : il n'y a rien à en déduire sur les héros eux-mêmes.



Il est probable qu'on montrait au visiteur la « tombe d'Agamemnon » mais Pausanias a pu préférer μνῆμα qui peut aussi bien désigner un cénotaphe, dans la mesure où il avait vu à Mycènes des tombes anciennes attribuées à Agamemnon et à sa parentèle (II.16.6-7).

L'identification d'Alexandra à Cassandre est répétée à Leuctres (sur la côte orientale du golfe Messéniaque, aujourd'hui Στούπα) :


πεποίηται δὲ καὶ Κασσάνδρας τῆς Πριάμου ναὸς καὶ ἄγαλμα, Ἀλεξάνδρας ὑπὸ τῶν ἐγχωρίων καλουμένης·

on a fait aussi un temple et une statue de Cassandre, celle de Priam, appelée Alexandra par les gens du lieu ; [III.26.5]


Cette assimilation est aussi attestée par l'Alexandra de Lycophron dont l'héroïne éponyme est bien la fille de Priam et par une glose d'Hésychius, « Cassandre en Laconie est Alexandra ». On a proposé diverses étymologies du nom Κασσάνδρα (Chantraine, DELG, sv.) mais le plus simple me semble de le voir effectivement comme un hypocoristique de Ἀλεξάνδρα avec chute des initiales atones et développement d'une voyelle d'appui.



Si il y a eu assimilation, je pense qu'elle est tardive et qu'elle résulte d'une interprétation erronée de « Zeus Agamemnon » due à la confusion entre le nom du ciel et celui du dieu en tant que « céleste ».zzz



La nuance de ἠθεῖος, bien difficile à rendre en français, est celle d'une forte affection mêlée d'un grand respect dont un modèle simple se trouve dans le rapport qui unit le vieux serviteur Eumée à son maître Ulysse et qui survit même à la disparition de celui-ci :


ἀλλά μιν ἠθεῖον καλέω καὶ νόσφιν ἐόντα.

Mais lui « cher aîné » je l'appelle, même étant au loin. [Od. XIV.147]


Le terme est effectivement employé entre frères, du cadet à l'aîné : Pâris à Hector (Il. VI.518) et Déiphobe(Athéna) au même (Il. XXII.229 et 239). Mais il l'est aussi entre amants, de l'éromène à l'éraste : Achille s'adressant à l'ombre de Patrocle (Il. XXIII.94), Iolaos à Héraklès (Hesiode, Bouclier, 103) et Pindare à Thrasybule (Pindare, Isthmique II, 48).



On sait qu'en Grèce la forme φράτηρ (< *bhrātṛ) qui désigne le « frère » dans toutes les langues eurindiennes, a vu son emploi s'étendre de la famille restreinte à une plus large communauté cultuelle, la « phratrie », intermédiaire entre la famille et la tribu. Or il n'y a aucune raison de penser que la tendance culturelle qui conduit à l'affaiblissement sémantique d'un mot disparaisse avec le remplacement de celui-ci : quand ἀδελφεός est créé pour préciser une fraternité plus stricte, le nouveau mot est probablement destiné à voir à son tour son sens s'élargir. Et c'est bien le cas puisque, en dépit de son sens étymologique de « frère utérin » (*sṃ-gwelbh-, « même matrice »), il s'utilise déjà pour désigner des demi-frères comme les fils de Télamon, Ajax et Teukros, ou les fils de Nestor, Antiloque et Pisistrate.

De la même façon, le terme κασίγνητος qui, symétriquement, passe dans les lexiques pour désigner le frère agnatique est, dans l'usage, d'un emploi tout aussi flou. Des syntagmes comme κασίγνητοι ἔται τε, « frères et parents » (Il. XVI.674), κασίγνητος καὶ ὄπατρος, « frère et de même père » (Il. XII.371), ou κασίγνητος ὁμογάστριος, « frère issu du même ventre » (Il. XXIV.47), laissent planer un fort doute sur la précision d'ascendance que donnerait ce mot. En fait, l'examen des 47 occurrences homériques montre que son sens le plus usité est « frère comme étant le premier dont on puisse espérer recevoir assistance ». Et on notera que κασίγνητος n'est jamais utilisé pour désigner le rapport entre Agamemnon et Ménélas.



La naissance merveilleuse du frère et de la sœur est évoquée dans plusieurs passages.


tathaiva dhṛṣṭadyumno 'pi sākṣādagnisamadyutiḥ |
vaitāne karmaṇi tate pāvakātsamajāyata |
vīro droṇavināśāya dhanuṣā saha vīryavān ||
tathaiva vedyāṃ kṛṣṇāpi jajne tejasvinī śubhā |
vibhrājamānā vapuṣā bibhratī rūpamuttamam ||

tout comme Dhṛṣṭadyumna aussi, dont l’éclat, c’est visible, est celui d’Agni,
lors du sacrifice des feux rituels, il est né de Pāvaka,
héros destiné à détruire Droṇa par l’arc, accompagné par la vaillance.
tout comme sur l’autel, Kṛṣṇā aussi naquit, éclatante, belle,
resplendissante, elle porte avec son corps la beauté la plus extrême. [I.57.91-92]


yajñasenasya duhitā drupadasya mahātmanaḥ |
vedīmadhyātsamutpannā padmapattranibhekṣaṇā ||
darśanīyānavadyāṅgī sukumārī manasvinī |
dhṛṣṭadyumnasya bhaginī droṇaśatroḥ pratāpinaḥ ||

la fille de celui dont l'armée est le sacrifice, le magnanime Drupada,
enfantée au centre de l’autel, aux yeux semblables à des pétales de lotus,
admirable, au corps irréprochable, délicate, intelligente,
de Dhṛṣṭadyumna, le resplendissant ennemi de Droṇa, elle est la sœur. [I.175.7-8]


Quelques remarques sur les noms propres sont nécessaires. Pāvaka, « pur, propre, brillant », est une désignation courante d'Agni ; le mot est en rapport avec le latin pūrus, « pur, sans souillure », et une liaison avec le grec πῦρ, « feu », est acceptée ou rejetée selon les auteurs. Le nom de naissance de Draupadī est Kṛṣṇā, « la Noire », expliqué dans le texte par sa naissance dans le feu mais qu'on peut aussi comprendre comme « la terre labourée » (karṣati, « creuser des sillons ») ; cependant, selon l'usage indien, elle est le plus souvent désignée par son patronyme. J'ai traduit Yajñasena, « dont l'armée est le sacrifice », mais il s'agit en fait d'un nom alternatif de Drupada se référant à la technique par laquelle il se vengera de Droṇa.

La naissance de Draupadī est analysée plus en détail dans Les Cinq maris d'Hélène mais on pourra noter déjà les parallèles :


DraupadīHélène
elle est apparue sur l'autel du sacrifice qui, dans la religion védique, a la forme d'un oiseau elle est née d'un œuf issu de la fécondation de Némésis sous forme d'oie par Zeus sous forme de cygne
elle est née dans un sacrifice destiné à procurer un vengeur à Drupada le principal aspect de Némésis est d'être la déesse de la vengeance
elle est l'incarnation de Śrī, déesse de l'amour et de la beauté mais on sait que Némésis est aussi attesté comme épiclèse d'Aphrodite


L'analyse des formes a évolué avec les progrès du comparatisme. Alors que Pokorny (Indogermanisches etymologisches Wörterbuch) ne propose qu'un étymon egnis/ognis, Ernout et Meillet (DELL) et Mayrhofer (KEWA avec des réserves) admettent également la possibilité de ṇgnis. On trouve enfin chez Derksen (The online database of the Baltic inherited lexicon, Indo-European Etymological Dictionary Project (Leiden University) en ligne à : http://iiasnt.leidenuniv.nl/ied/ [Jan. 12, 2007], s.v. ugnìs) une analyse plus complète :


Lithuanian: ugnìs `fire' [f i] 4
Lith. accentuation: 2/4
Lith. variant forms: ùgnis `fire' [m io] 2
Proto-Balto-Slavic reconstruction: ungnis
Proto-Slavic reconstruction: ognь
(Old) Church Slavic: OCS ognjь `fire' [m i/jo]
East Slavic: Ru. ogón' `fire' [m jo]
West Slavic: Cz. oheň `fire' [m jo]; Slk. oheň `fire' [m jo]; Pl. ogień `fire' [m jo]
South Slavic: SCr. òganj `fire' [m jo]; Sln. ógǝnj `fire' [m jo]
Italo-Celtic cognates: Lat. ignis `fire' [m]
Other cognates: Skt. agní- (RV+) `fire, Agni' [m]
Proto-Indo-European reconstruction: (h1)ngw-ni-


On peut cependant émettre des réserves sur la labiovélaire *gw qui est ici postulée par les langues satem où un *g aurait été palatalisé. Mais rien n'est moins sûr car on manque d'attestations sur le comportement d'un groupe *gn et la palatalisation est dépendante de l'environnement phonétique dans des conditions qui ne sont pas claires comme en témoignent quelques exceptions du balto-slave (lithuanien klausýti, « entendre » < *klew-, vieux slave gǫsi, « oie » < *ghans).



Le symple rôle de voyelle thématique de « -i- » peut se constater dans le latin imbellis, « impropre à la guerre » (de bellum) mais on ne peut exclure qu'il s'agisse dans le cas de agni d'un ancien locatif ayant reformé une base nominale indépendante. C'est en tout cas ce que suggérerait le composé agnideva qui, simple synonyme, désigne le dieu et pourrait se comprendre « le dieu dans le feu » alors que les composés analogues tels que viṣṇudeva signifient toujours « dont le dieu est Viṣṇu », un sens qui, pour Agni, se rendra par agnidevata.



On peut toujours trouver quelque chose en cherchant bien. Agamède est l'architecte mythique du quatrième temple d'Apollon à Delphes, le premier bâti en pierre. Aurait-il passé pour l'inventeur du procédé assurant la solidarité des pierres par des tenons de plomb fondu ? L'anecdote le montrant ménageant une entrée connue de lui seul dans le trésor d'Hyriée : une pierre qui pouvait s'ôter, donc non tenue, ferait-elle référence à cette technique ? On expliquerait ainsi son nom comme « qui conçoit avec le feu » (μήδομαι, « méditer, calculer, combiner ») et la ville de Cyrène aurait été ainsi, solidement, « bâtie à feu ».

Quant à Agakléès, il n'est cité que comme père du Myrmidon Épeigeus (Il. XVI.571) mais, si l'on se souvient que les cinq capitaines des Myrmidons semblent avoir une ascendance divine trifonctionnelle (voir Vierges et orages), on peut toujours imaginer que celui-là, hors liste, ait pu être une hypostase du feu.

Les hypothèses sont aisées mais, non attestées par des textes, elles n'ont que valeur de rêves …



Le rituel de l'amphidromie, où l'enfant recevait son nom, concernait le nouveau-né viable (cinq à dix jours après la naissance). Le mot lui-même, ἀμφιδρόμια « course autour, circumambulation », ne désigne qu'un élément banal, commun à de nombreuses circonstances religieuses attesté également par le sanskrit pradakṣiṇa qui consiste à tourner autour de ce qu'on veut respecter ou honorer. Mais, ici, qui tourne et autour de quoi ? D'après Suidas (s.v. ἀμφιδρόμια), suivi par l'érudition moderne, on faisait tourner l'enfant autour du foyer domestique mais cette vue est probablement erronée car en contradiction avec la seule attestation ancienne, une métaphore maïeutique de Platon dans le Théaitète :


μετὰ δὲ τὸν τόκον τὰ ἀμφιδρόμια αὐτοῦ ὡς ἀληθῶς ἐν κύκλῳ περιθρεκτέον τῷ λόγῳ, σκοπουμένους μὴ λάθῃ ἡμᾶς οὐκ ἄξιον ὂν τροφῆς τὸ γιγνόμενον,

mais après la naissance, les amphidromies de celui-ci, véritablement en cercle la course autour avec la raison, examinant, ne l'oublions pas, s'il ne serait digne d'être nourri ce nouveau-né. [160e]


Comme ici c'est « avec la raison » (τῷ λόγῳ) qu'on tourne autour du nouveau-né qui est le raisonnement qui vient d'être fait, on ne peut que penser que, dans le rituel, c'est bien l'enfant qui était au centre du cercle, qu'on l'entourait « avec le feu » (τῷ πυρί) et que, métaphoriquement, il était ainsi « placé au milieu du feu », éprouvé au feu comme le raisonnement est éprouvé au logos. Ceci évoque immédiatement le rituel accompli par Thétis à la naissance d'Achille tel que l'évoque Apollonios de Rhodes dans les Argonautiques :


ἡ μὲν γὰρ βροτέας αἰεὶ περὶ σάρκας ἔδαιεν
νύκτα διὰ μέσσην φλογμῷ πυρός· ἤματα δ' αὖτε
ἀμβροσίῃ χρίεσκε τέρεν δέμας, ὄφρα πέλοιτο
ἀθάνατος, καί οἱ στυγερὸν χροῒ γῆρας ἀλάλκοι.

car elle, en effet, les mortelles chairs pour toujours elle brûlait
pendant le milieu de la nuit à la flamme du foyer ; puis dans le jour au contraire
d'ambroisie elle oignait le tendre corps, afin de le rendre
immortel et la terrible vieillesse de ses membres écarter.


Or cette idée que le feu est électif du destin des héros et des hommes de valeur est assez répandue, l'idée générale étant celle de la trempe du métal, alternance du feu et d'un liquide de puissante vertu, qu'il soit l'eau du Styx, le sang d'un dragon ou du lait de louve, comme pour le héros ossète Soslan (Dumezil, Le Livre des héros, p. 71) :


Lorsque Satana fut en possession du lait, on coucha Soslan dans un ravin, on le couvrit de charbon et l'on mit en mouvement cent soufflets de forge. Au bout de quelque temps, Satana dit à Kurdalægon :
— Regarde : est-ce qu'il commence à rire ?
Kurdalægon regarda mais le garçon ne riait toujours pas. On souffla plus fort et, au bout d'un certain temps, quand Kurdalægon regarda, l'enfant riait.
Aussitôt on vida dans l'auge le lait des louves, Kurdalægon pris Soslan, chauffé au rouge, et le jeta dans le lait.


Et, encore aujourd'hui, on parlera d'une âme ou d'un caractère « bien trempé ». On n'en sait pas assez sur le déroulement complet de l'amphidromie grecque qui s'achevait par une fête joyeuse et probablement bien arrosée. L'onction du corps, si elle avait lieu, n'est pas attestée mais, en revanche, le rôle du feu est sûr et c'est peut-être d'en avoir été entouré, qu'on était un « bien né », qu'on était ἀγαθός.



Le mot ἄγγαρος désigne proprement les courriers officiels à relais institués par Darios dans l'empire Perse. On le signale en général comme un emprunt à la langue perse mais sans préciser la nature de l'emprunt, ce qui est dommageable car elle n'est sans doute que phonétique. En effet, le mot n'apparaît dans aucune source irano-aryenne et le plus vraisemblable est qu'il s'agisse simplement du grec ἄγγελος prononcé avec l'accent perse, cette langue confondant les deux liquides « l » et « r », et ne disposant pour représenter « e » que d'une réalisation fermée de « a ». Sans trop forcer les choses, on peut bien penser que des messagers perses pénétrant en territoire grec devaient se hâter de proférer un « ἄγγελος » articulé « ἄγγαρος » pour assurer leur impunité, variante phonétique que des Grecs amusés leur auraient concédée comme titre officiel.



Je montre ce rapport dans Héraklès et Dionysos par une étude comparative et structurelle de la carrière du héros (ou, plutôt, du dieu à carrière terrestre), essentiellement par l'examen des deux carrés divins :

Zeus Indra
Héraklès Agni
Héraklès Agni
Dionysos Soma

où les verticales du premier s'appuient sur la forte relation de parenté et l'action comme tueurs de monstres, celles du second sur la dualité et la liaison avec la communication entre ciel et terre.

L'aspect interne à la Grèce du caractère igné d'Héraklès ne se manifeste guère que par deux traits, son usage de « flèches brûlantes » et, surtout, la triple mort du dieu, par le soleil qui déclenche la virulence de la tunique de Nessos, par le bûcher sacrificiel de l'Œta et par la foudre de Zeus qui conclut l'apothéose, trois modalités du feu qui sont exactement celles auxquelles préside Agni.



Bien que largement attesté dans les textes, le lion pose en Grèce un certain nombre de problèmes difficiles. D'abord, je crois qu'il faut se débarrasser de l'idée qu'il s'agirait d'un animal autochtone. Hors des représentations mythiques, la présence d'un prétendu « lion d'Europe » à époque [proto]-historique est très douteuse et ne repose guère que sur des témoignages contestables. Même si l'archéologie a fourni quelques ossements d'époque mycénienne, ils ont toujours été trouvés dans des environnements humains et il est vraisemblable qu'il ne s'agisse que d'animaux importés (Proche-Orient) pour des raisons de prestige. Quant au passage d'Hérodote évoquant des attaques de caravane en Thrace, un examen attentif montre qu'il ne s'agit probablement que d'une erreur de localisation.

Une autre difficulté apparaît dans la fréquence de l'association mythique lion/sanglier. Or, si ces deux animaux sont des proies de prestige, dangereuses tant pour les chasseurs que pour les chiens, tout les autres sèmes les opposent : carnivore/herbivore, immangeable/comestible, rare/fréquent, et il est bien difficile de croire qu'ils aient pu constituer une paire naturelle comme le serait le couple cerf/sanglier, bien attesté dans le reste de l'Europe.


C'est pourquoi je crois qu'en Grèce le lion n'a été, à une époque ancienne, qu'un substitut du cerf, animal tout aussi dangereux dans les contextes de chasse (un mâle adulte pèse dans les 200 kg et sait combattre). La confusion a dû être en liaison avec leur caractéristique commune qu'est la puissance inquiétante de leur cri, brame et rugissement. Il faut partir du verbe sanskrit rauti « crier, rugir, mugir » d'une racine *rewh- (grec ὠρύομαι « rugir, hurler », latin rūmor «  »), racine qui aurait alterné (Thieme, cité par Mayrhofer, KEWA, sv rauti) avec un *lewh- de même sens — ayant en sanskrit le même aboutissement phonétique — et dont témoignerait le grec βουλῡτός « soir » si, tenant légitimement compte de la longue (l'adjectif λυτός « dénouable » a un « υ » bref), on le comprenait comme l'heure où mugissent les bœufs plutôt que comme celle où on les délie. De là, bien sûr, un dérivé à valeur participiale *lewh-ont- « le hurlant » aboutissant à λέων, gén. λέοντος, instrumental mycénien rewopi (*λέϝοντφι), dont le féminin, reformé comme thème en nasale : λέαινα (< *lewh2-n-ya) « lionne », indique probablement la valeur de la laryngale.



On sait qu'il faut attendre l'époque augustéenne pour avoir avec Diodore de Sicile une biographie complète et chronologique de la geste d'Héraklès. Voici, dans la vieille traduction de l'abbé Terrasson, les passages qui nous intéressent (Diodore, Histoire universelle) :


Mais Eurysthée, qui était roi d'Argos, craignant qu'Hercule ne devint trop puissant le fit appeler et lui ordonna d'achever tes travaux. Hercule le refusa d'abord, mais Jupiter lui commanda d'obéir à Eurysthée son roi. Cependant Hercule étant allé lui‑même à Delphes et ayant interrogé l'oracle, il en reçut une réponse qui lui marqua que les dieux voulaient qu'il exécutât ces douze travaux et qu'au bout de ce terme il acquerrait l'immortalité. Hercule fut alors saisi de grande tristesse: il jugeait indigne de sa vertu de servir un homme qui valait beaucoup moins que lui et d'un autre côté, il lui paraissait dangereux et même impossible de désobéir à Jupiter son père. Pendant que ces réflexions l'agitaient, Junon le fit tomber dans la frénésie. La folie s'empara d'abord de son esprit malade et ses accès augmentant chaque jour, il devint absolument furieux. Il voulut tuer Iolaüs, mais Iolaüs s'étant enfui, il perça à coups de flèches ses propres enfants auprès de Mégare leur mère, croyant que c'étaient des ennemis. [IV.5]


Hercule qui prit cette réponse pour un refus, emmena secrètement pour se venger, les chevaux d'Euryte. Iphitus, fils de ce prince soupçonnant Hercule d'avoir dérobé ces chevaux et étant allé les chercher dans Tirynthe, Hercule le fit monter sur une tour fort haute et lui permit de porter ses regards de tous côtés pour voir s'il les decouvrirait. Mais Iphitus ne les apercevant point, il lui dit que c'était à tort et faussement qu'on l'accusait de les avoir dérobés et là‑dessus il le jeta du haut de la tour en bas. Sur ces entrefaites étant tombé malade en punition de ce meurtre, il s'en alla à Pyle chez le roi Nélée et le pria de l'expier. [IV.9]


Déjanire ayant appris par Lichas que son mari était éperdument amoureux d'Iole et croyant le guérir de cette passion et le ramener à elle, frotta cette tunique du philtre que le Centaure Nessus lui avait donné pour se faire toujours aimer d'Hercule, Lichas ne sachant rien de ce secret, prit des mains de Déjanire les vêtements du sacrifice et les apporta à Hercule. Mais dès que ce héros eut mis sur lui la tunique empoisonnée, la force du venin dont elle était imbibée venant à opérer fit une révolution étrange dans son corps. Car le fiel de l'hydre de Lerne dans lequel la flèche d'Hercule avait trempé et qui était passé dans la tunique, corrompit par sa chaleur toutes les chairs. [IV.10]



Cette comparaison, martelée à l'extrême, du héros à l'animal — et qui trouve des résonances avec ce que nous avons vu d'Héraklès et Agamemnon —, repose le problème du lion eurindien, ce fauve n'ayant apparemment vécu que sur les frontières méridionales de ce qu'on suppose être l'aire de dispersion.zzz



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Mot à mot, vākya-viśārada est « expert en parole ». On reconnaîtra dans cette épiclèse — qui n'a pas grand chose à faire dans le contexte sinon de donner une troisième occurrence de la racine vak- — un trait caractéristique de Viṣṇu et, ici, de son avatar Kṛṣṇa : la maîtrise des subtilités du discours et de l'argumentation, maîtrise qui lui permet à de nombreuses occasions d'embobiner amis et ennemis et qui est un des éléments majeurs me conduisant à assimiler leur couple à celui que forment en Grèce Hermès et Ulysse. Pour plus de détails, voir Apollon et Hermès.



Des péchés supplémentaires peuvent ainsi apparaître. Dans ses aspects liés à la richesse, il y a péché de troisième fonction quand Héraklès exige d'Augias un salaire pour avoir nettoyé ses écuries.



Chantraine (DELG, s.v. θάρσος), considère que l'acception « arrogant » de ces mots est secondaire et tardive mais quelques faits conduisent à en douter. Quand Athéna, invoquée par Ménélas, lui donne de la vigueur (βίην), elle lui donne également une audace que l'image utilisée par Homère pourrait bien conduire à prendre comme une arrogance :


καί οἱ μυίης θάρσος ἐνὶ στήθεσσιν ἐνῆκεν,
ἥ τε καὶ ἐργομένη μάλα περ χροὸς ἀνδρομέοιο
ἰσχανάᾳ δακέειν, λαρόν τέ οἱ αἷμ' ἀνθρώπου:


Mais, surtout, il faut tenir compte du personnage de Thersite (Θερσίτης), le héros repoussoir de l'Iliade, laid et lâche, dont le nom, construit sur cette racine, est légitimement compris comme « l'Effronté » par Paul Mazon (Iliade trad., p. 37, n. 1 à II.212). Il suffit de relire les deux passages où il s'en prend à Agamemnon (Homere, Iliade, II.211-242) et à Achille (Quintus de Smyrne, La suite d'Homère, I.723-740) pour constater que l'insolence est le principal trait de son caractère. C'est l'audace de ses discours qui le discrédite mais il faut bien reconnaître que, dans les deux occasions, les reproches dont il accable les héros sont parfaitement légitimes. On ne peut suivre Chantraine quand il affirme que le nom de Thersite lui est donné par antiphrase.