(dernière mise à jour : 9/12/2006)

abstract

Théonymes, épiclèses et épithètes


ἑκατηβόλος (ἕκατος, ἑκηβόλος)


L'épithète hekatēbolos d'Apollon a reçu de nombreuses interprétations — « atteignant de loin », « lançant cent traits » ou « atteignant des centaines de victimes » — qui sont peu convaincantes. Le second membre -bolos est banal, « qui atteint, lance », dérivé du verbe βάλλω, « atteindre, lancer », et c'est le premier membre hekatē- qui fait difficulté. L'analyse de la scansion d'un vers :

Ἔνθεν- / δὲ προτέ- / ρω ἔκι- / ες, ἑκα- / τηβόλ᾽ Ἄ- / πολλον,
— — / —   ◡ ◡ / — ◡ ◡ / — ◡ ◡ / — ◡   ◡ / —   ◡

montre que le mot commence par un digamma (une brève ne vaut longue que suivie de deux consonnes) et fait suspecter un allongement métrique de sa troisième syllabe. Le premier point excluant tout rapport direct avec le sens « cent » (*[sṃ-]kṃt-om : grec ἑκατόν, lat. centum, skr. śatam), le lexique grec ne propose plus que deux racines.

Soit, comme les Anciens, on s'appuie sur ἑκάς, « loin, à l'écart ». Mais, si l'on admet (DELG) que cet adverbe provient d'un *swe-kas formé avec le pronom réfléchi et le suffixe disjonctif *-kas (grec ἀνδρακάς, « par homme, homme à l'écart » ; skr. śata-śaḥ, « cent par cent »), il n'est pas possible d'en déduire la forme ἑκατη-. De plus, j'ai de gros doutes sémantiques : laissant le tireur à l'abri d'une riposte, l'arc n'est pas considéré comme une arme très valeureuse ; les héros archers existent mais ils sont souvent barbares et de sang mêlé (Idoménée, Teukros), voire pleutres (Pâris). Compte tenu de ces connotations, je ne crois guère que, qualifiant les talents d'archer d'Apollon, on ait pu insister sur « de loin ».


Reste alors le participe isolé (ϝ)εκών, -όντος, « qui agit volontairement, de son plein gré », d'une racine *wek- attestée par le sankrit vaś-mi, « je souhaite ». À juste titre, c'est à cette racine que l'on rattache deux autres épithètes d'Apollon, ἑκάεργος (*ἑκά-ϝεργος), « agissant librement », et ἑκηβόλος (*ἑκα-βόλος), « qui tire à son gré ».

Or on peut retrouver le thème ἑκα- (*wek-n-) dans l'adjectif verbal ἕκα-τος, lui aussi épithète du dieu et lui servant même d'épiclèse en quelques occasions. L'une, qui qualifie Artémis : Ἄρτεμις ἱοχέαιρα, κασιγνήτη Ἑκάτοιο, « Artémis sagittaire (?), sœur d'Hékatos » (Iliade, XX, 71), n'apporte guère d'arguments mais une autre mérite une analyse plus globale du contexte, c'est un résumé de l'ambassade de Chrysès (Iliade, I, 370-385, plus développée en I, 8-53), venu pour tenter de racheter sa fille Chryséide :


Χρύσης δ᾽ αὖθ᾽ ἱερεὺς ἑκατηβόλου Ἀπόλλωνος
ἦλθε θοὰς ἐπὶ νῆας Ἀχαιῶν χαλκοχιτώνων
λυσόμενός τε θύγατρα φέρων τ᾽ ἀπερείσι᾽ ἄποινα,
στἐμματ᾽ ἔχων ἐν χερσὶν ἑκηβόλου Ἀπόλλωνος
χρυσέῳ ἀνὰ σκήπτρῳ, καὶ λίσσετο πάντας Ἀχαιούς,
Ἀτρεΐδα δὲ μάλιστα δύω, κοσμήτορε λαῶν. [370-375]

Et Chrysès en personne, prêtre d'Apollon Hékatébole
vint aux rapides nefs des Achéens en tuniques de bronze,
pour libérer sa fille apportant une immense compensation,
les bandelettes ayant en main d'Apollon Hékébole
sur le sceptre d'or, et il suppliait tous les Achéens,
surtout les deux Atrides, commandants de l'ost.


On sait que, initiant la dramaturgie de l'Iliade, Agamemnon refuse de rendre la captive et renvoie méchamment (κακῶς) le prêtre :


χωόμενος δ᾽ ὁ γέρων πάλιν ᾤχετο· τοῖο δ᾽ Ἀπόλλων
εὐξαμένου ἤκουσεν, ἐπεῖ μάλα οἱ φίλος ἦεν,
ἧκε δ᾽ ἐπ᾽ Ἀργείοισι κακὸν βέλος· οἱ δέ νυ λαοὶ
θνῇσκον ἐπασσύτεροι, τὰ δ᾽ ἐπῷχετο κῆλα θεοῖο
πάντῃ ἀνὰ στρατὸν εὐρὺν Ἀχαιῶν· ἄμμι δὲ μάντις
εὖ εἰδὼς ἀγόρευε θεοπροπίας Ἑκάτοιο. [380-385]

Irrité, le vieillard s'en retourna ; mais Apollon
l'entendit qui l'invoquait et donc, comme de lui grand ami il était,
il lança sur les Argiens le mauvais trait ; et alors les guerriers
moururent l'un après l'autre tandis que s'abattaient les flèches du dieu
de tous côtés sur la vaste armée des Achéens ; alors à nous le devin
clair voyant proclama la divine manifestation d'Hékatos.


C'est probablement sous l'influence de ce texte qu'on a depuis fort longtemps pris l'habitude de traduire cet Hékatos par « Archer » mais c'est loin d'être nécessaire. Il n'est fait mention d'aucun arc et les « flèches » ne sont désignées que par l'hyperonyme βέλος, « quelque chose qu'on lance » et le vieux mot figé κῆλα qui s'applique aussi bien à la foudre de Zeus (Iliade, XII, 280) qu'aux traits d'Apollon. Le dieu lance la mort, c'est tout. En revanche, son libre arbitre est clairement exprimé. Bien sûr, Chrysès l'a « invoqué solennellement » (εὔχομαι), mais Apollon n'agit que par amitié personnelle (οἱ φίλος) et à sa convenance : j'ai traduit θεοπροπίας par « manifestation divine » pour rappeler le sens « apparaître » de πρέπω mais le composé est généralement employé pour signifier « arrêt des dieux, volonté divine ».

Et il n'y a pas plus d'arc ni de flèches dans la seule autre occurrence homérique (Hymne à Apollon, 275-276) de l'épiclèse. Le dieu, ayant atteint la source de Telphouse dans l'Hélicon, avait l'intention (v. 247, φρονέω) d'y bâtir son temple, mais celle-ci, usant de flatterie et prétextant la tranquillité, lui conseille de pousser jusqu'à Delphes.


Ὣς εἰποῦσ᾽ Ἑκάτου πέπιθε φρένας, ὄφρα οἱ αὐτῇ
Τελφούσῃ κλέος εἴη ἐπὶ χθονί, μηδ᾽ Ἑκάτοιο.

Ainsi parlant, d'Hékatos elle persuada le vouloir, afin que pour elle-même,
Telphouse, le renom soit 1 sur sa terre, et non [venant] d'Hékatos.


C'est bien, à ce moment-là, d'un dieu personnifiant le Désir, le Vouloir, non d'un « Archer », que la source a triomphé par persuasion, circonstance qui, comme la précédente, justifiait l'emploi d'une rare épiclèse.


Plus tard, elle n'est attestée que dans deux fragments (Alcman 85A, Simonide 26A.B) auxquels je n'ai pas eu encore accès et chez Apollonios de Rhodes où elle n'est plus qu'une fin d'hexamètre figée se référant à l'oracle delphique mais, comme en témoignent les termes recteurs, désignant toujours le désir d'Apollon qu'une pierre d'ancre soit consacrée dans un temple (θεοπροπίαις Ἑκάτοιο, I, 958), qu'Aristée soit appelé en secours contre un fléau (ἐφημοσύνῃς Ἑκάτοιο, II, 518) ou que soit créée l'île de Théra en jetant une motte à la mer (θεοπροπίας Ἑκάτοιο, IV, 1747).


De tout ceci il résulte clairement que les trois termes ἕκατος, ἑκηβόλος, ἑκατηβόλος relèvent bien du même sémantisme, seuls les deux derniers précisant la notion générale de libre-arbitre par celle de « lancer, envoyer, tirer », qu'il s'agisse de flèches ou d'épidémie, voire avec une connotation sexuelle, comme c'est possible en une occurrence homérique (voir Les Amours d'Arès et d'Aphrodite). Quant à analyser morphologiquement la forme ἑκατηβόλος, deux voies s'ouvrent, soit que le premier membre témoigne d'une forme fléchie archaïque d'un neutre *ϝέκα(ρ), -ατος (comparer ἄλειφα(ρ), -ατος), soit plus simplement que le mot résulte d'une contamination de ἑκηβόλος par ἕκατος, les deux possibilités se soutenant éventuellement.


En conclusion, le sens « qui décoche/atteint selon son gré » paraît le plus satisfaisant, bien soutenu qu'il est par l'aspect dual d'Apollon. Car, s'il est un guérisseur, il est symétriquement celui dont les flèches apportent peste et toutes épidémies, fléaux qui frappent indistinctement, donnant l'apparence de choisir leurs victimes pour des motifs qui nous échappent, comme si le dieu n'agissait que selon son seul bon gré.

Traduire est un autre problème. Le seul terme qui en français donnerait ce sens, « franc-tireur » au sens premier de « qui tire libre », s'est restreint à une acception historique qui ne convient pas et, si on répugne à utiliser « Hékatébole », il faut se résoudre à l'emploi d'une périphrase.



(1) Que εἴη soit un optatif de εἶμι, « aller », ou un présent de εἰμι, « être », (voir Chantraine, Grammaire homérique, p. 285) ne modifie pas gravement le sens général de la phrase.