Creative Commons License (dernière mise à jour : 21/08/2008)

La tablette mycénienne PY Un 219

Sommaire
Introduction guide d'utilisation la tablette grille de lecture
Analyse des lignes 1 2 3 4.1 4.2 5.1 5.2 6.1 6.2 7.1 7.2 8.1 8.2 8.3 9.1 9.2 10
Commentaires épiclèses tableau récapitulatif douze dieux ? attributions

abstract

INTRODUCTION

Puis on célébra un lectisterne de trois jours, par les soins des décemvirs chargés des cultes. On exposa six lits garnis de coussins : un pour Jupiter et Junon, le second pour Neptune et Minerve, le troisième pour Mars et Vénus, le quatrième pour Apollon et Diane, le cinquième pour Vulcain et Vesta, le sixième pour Mercure et Cérès. (Tite-Live, XXII.10.9)



photo
(University of Cincinnati, droits réservés)
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dessin
(E.L. Bennett, Jr. The Pylos Tablets, p. 28.)
images/PYUn219dessin.jpg

la tablette

Cette tablette a été découverte par l'archéologue suédois Carl Blegen dans la salle d'archives n° 8 du « Palais de Nestor » en Messénie occidentale. Elle se trouve actuellement dans les réserves du Musée National d'Athènes où, hélas, je n'ai pas encore réussi à la voir.

Le linéaire B est une écriture syllabique qui transcrit une forme archaïque du grec, le mycénien, dans un système fort mal adapté à cette langue. Il est clairement une adaptation du linéaire A qui, lui, transcrivait une langue crétoise inconnue.


Dans les transcriptions, les pavés sombres signalent des parties détériorées, les caractères plus clairs, une lecture probable mais non complètement sûre.


lignes

(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
(7)
(8)
(9)
(10)
(11)

transcription en linéaire B

𐀁 𐀐 𐀨 𐀚 𐀶 𐀺 || 𐀃 |
𐀞 𐀆 𐀸 𐀃 | 𐀞 𐀆 𐀸 𐀃 |
𐀏 𐀬 𐀐 𐀟 || 𐀏 | 𐀃
|||
|||
𐀳 𐀥 𐀍 𐀚 𐀃 | 𐀀 𐀐 𐀴 𐀪 𐀊 𐀂 𐀏 |
𐀀 𐀴 𐀖 𐀳 𐀃 | 𐀅 𐀒 𐀫 𐀂
𐀇 𐁇 𐀨 𐀡 𐀫 𐀨 | 𐀃 ||| 𐀒 𐀫 |
𐀷 𐀙 𐀏 𐀳 𐀳 | 𐀡 𐀴 𐀛 𐀊
𐀁 𐀴 𐀄 | 𐀁 𐀔 𐁀 𐀄 | 𐀟
𐀀 𐀏 𐀺 𐀚 𐀔 | 𐀞 𐀨 ||
𐀨 𐀷 𐀐 𐀲 𐀔 | 𐀒 | 𐀕 | 𐀃 | 𐀹
𐀐 |

transcription latinisée

e-ke-ra-ne tu-wo 2 O 1
pa-de-we O 1 pa-de-we O 1
ka-ru-ke PE 2 KA 1 O 6
te-qi-jo-ne O 1 a-ke-ti-ri-ja-i KA 1
a-ti-mi-te O 1 da-ko-ro-i
di-pte-ra-po-ro RA 1 O 3 ko-ro 1
wa-na-ka-te TE 1 po-ti-ni-ja
e-ti U 1 e-ma-a2 U 1 pe-
a-ka-wo-ne MA 1 pa-ra ▓ ▓ ▓ ▓ ▓ 2
ra-wa-ke-ta MA 1 KO 1 -me 1 O 1 wi-
-ke 1

En dépit de quelques lacunes, le texte de la tablette est assez lisible. Il se présente, avec peu de variations, comme une liste de segments du type :

destinataire + { item + nombre }+

où les destinataires sont des noms au datif et où les items sont le plus souvent des idéogrammes (transcrits en majuscules) qui désignent des objets par leur syllabe initiale.

Or, même si plusieurs de ces noms sont tout-à-fait lisibles, la tablette reste obscure car ceux-ci manquent curieusement de cohérence. On a pu y reconnaître aussi bien des théonymes (emaa2 = *Ἑρμᾱhᾱι > Ἑρμείᾳ , « à Hermès ») que des nobles (wanakate = *ϝανάκτει > ἄνακτι, « au prince » ; rawaketa = *λᾱϝᾱγέτᾱι > λᾱγέτᾳ , « au général ») ou de simples personnes, des banales et des étranges (aketirija = ἀκέστριᾳ , « à la ravaudeuse » ; dipteraporo = *διφθεραφόροι, « au porteur de peau(x) »).

La seule lecture de la tablette proposée jusqu'ici cherchant à résoudre ce problème en restaurant l'homogénéité du texte est celle de Monique Gérard-Rousseau qui choisit de dénier tous les destinataires en tant que noms divins, y compris le plus lisible, emaa2. Cependant, cette approche n'atteint pas ce qui devrait être son but, expliquer la tablette, car les listes de métiers obtenues restent aussi peu cohérentes. Aussi, afin d'essayer d'y voir plus clair, je vais devoir faire un certain nombre d'hypothèses en m'appuyant d'abord sur les points les plus solides.

grille de lecture

Le premier indice est intrinsèque, il réside dans la nature de l'item le plus fréquent, le seul aussi qui soit lu clairement, le syllabogramme O qui abrège opero, ὀβελός, « brochette ». Or le seul contexte dans lequel on puisse attribuer des parts de viande cuite est celui d'un banquet de sacrifice. Même si l'organisation de ceux-ci ne nous est connue qu'en Grèce alphabétique (Vernant/Detienne, La Cuisine du sacrifice), même si on supposait que les mycéniens consommaient aussi de la viande dans des circonstances profanes, on imaginerait mal qu'une tablette ait été consacrée au compte-rendu d'un repas ordinaire. Et, probablement, la nature et le nombre des portions variant selon les destinataires, il ne s'agit pas ici du sacrifice public ordinaire que nous connaissons et qui était basé sur un partage équitable des viandes.

D'ailleurs, d'autres faits laissent penser que l'événement concerné pouvait avoir un caractère exceptionnel. L'expertise archéologique (Palaima, The Scribes of Pylos, sv. « Hand 15 ») nous montre que la tablette est la seule de son rédacteur qui ait été retrouvée dans une salle d'archives ; il en a rédigé une vingtaine d'autres, toutes localisées ailleurs (atelier NE, surtout salle 19), plusieurs concernant nommément des prêtres (ijereu, ἱερεύς). Sans qu'elle soit absolument sans parallèles, Tom Palaima considère cette répartition comme « noteworthy ». On connaît trop mal l'organisation administrative du palais pour en tirer des conclusions sûres mais, sans trop s'avancer, on peut au moins affirmer que les circonstances de la rédaction devaient sortir du commun.


Il faut alors considérer le contexte, qui, rappelons-le, est celui d'une guerre imminente. Non seulement guerre effective : c'est l'incendie du palais qui, en la cuisant, nous a conservé cette tablette, mais guerre prévue : plusieurs tablettes pyliennes ont été clairement interprétées comme des préparatifs de défense . Dans de telles circonstances, on peut bien souhaiter requérir l'aide des dieux, de tous les dieux, et d'effectuer un grand rituel où, sur le principe du lectisterne romain , on les invite tous à dîner. Et, en effet, la seule façon simple de donner de l'homogénéité à la liste est de considérer que les humains qui semblent y figurer sont en fait des dieux, désignés par des épiclèses, c'est-à-dire des épithètes ou des appositions pouvant être employées seules.

Les religions sont coutumières du fait, on dit banalement « le Christ », « le Fils », « le Sauveur » pour le dieu du christianisme et, déjà en Grèce, Pallas et Loxias étaient des appellations très ordinaires d'Athéna et d'Apollon. Reste bien sûr à déchiffrer ces épiclèses car, si certaines sont claires, d'autres ne le sont guère, obscurcies par l'évolution de la religion au cours des cinq siècles qui séparent ce document des premiers textes du grec alphabétique, obscurcies aussi, peut-être, par une volonté euphémistique de notre scribe.

Pour cette exégèse, j'utiliserai deux guides : l'état qui a subsisté dans la religion grecque connue et le comparatisme.


En effet, les religions ont toujours des aspects très conservateurs ; sauf grandes réformes (Zoroastre, Jésus, Mahomet), on pratique toujours la « religion de ses pères » et, aussi bien les hymnes que les récits mythiques ou mythographiques, nous conservent la trace d'états antérieurs tombés en relative désuétude. Repérer ces témoins sera la partie interne de l'analyse.

D'un autre côté, si en 1962 Palmer pouvait écrire : « The reader will find no Indo-European constructions » (Interpr., p. vii), le comparatisme eurindien a depuis fait de gros progrès, non tant dans le domaine de la linguistique que dans celui de l'histoire des religions grâce à la diffusion des travaux de Georges Dumézil. Des travaux qui ouvrent la voie à une reconnaissance des figures divines basée, non sur la seule fonctionalité mais aussi sur le parallélisme des structures. Or, des listes hiérarchiques et organisées de divinités nous sont connues en Inde védique et à Rome , c'est même un des éléments essentiels que Dumézil a utilisé pour asseoir le principe de la trifonctionalité en remarquant le parallélisme de telles listes :

Une telle liste n'est, bien sûr, qu'un cadre idéologique dont les réalisations peuvent varier au long des cultures et de leur histoire. Il a pu y avoir des glissements comme, par exemple, celui du dieu de l'Orage qui, en Inde védique (Indra), en Scandinavie (Thor) et, comme nous le verrons, en Grèce mycénienne, reste dans la seconde fonction, mais qui, probablement sous l'influence d'un développement de la royauté, passe dans la première en Grèce classique (Zeus), à Rome (Jupiter) et en Lituanie (Perkunas). Mais, pour l'essentiel, c'est bien cette liste que nous allons retrouver ici, surtout dans son éclairage indien, la relative proximité temporelle prenant le pas sur le voisinage géographique.


Je vais donc aborder, ligne par ligne, l'étude de la tablette.

Il faut d'abord les compter. Visiblement, la 11 ne contient pas assez de matériel, au mieux quatre glyphes, pour être autonome et est donc un rejet de la 10 qui, elle, ne se termine pas par un nombre. En éliminant l'en-tête (lignes 1 et 2) ainsi que les dieux ouvreur (ligne 3) et fermeur (lignes 10-11), il reste donc six lignes contenant deux noms chacune, soit douze noms, beaucoup trop pour trois fonctions. Même si la troisième a usuellement plusieurs représentants, ils ne sont souvent guère plus que trois ou quatre. En revanche, six est un nombre très satisfaisant (2 + 1 + 3), correspondant bien à la décomposition védique de base :

C'est donc cette liste que je vais tenter de suivre ici en considérant que chaque dieu y est accompagné par un(e) acolyte ou un alter ego, participant à sa fonction, voire se substituant à lui, dans un domaine particulier. Il y aura bien sûr des lignes posant des problèmes difficiles, mais le fait de retomber sur nos pieds aux lignes suivantes garantira la validité de la démarche.


Avant, cependant, d'entamer la liste des dieux, il faut s'occuper des deux premières lignes, particulièrement obscures, que je pense être une introduction à caractère rituel. On sait en effet (Detienne/Vernant, La Cuisine du sacrifice) que, dans le sacrifice classique, avant le partage équitable des viandes entre les convives, des parts étaient réservées, éventuellement au sacrifiant (part d'honneur), mais surtout au sacrificateur (part du prêtre). Nous ne connaissons pas dans le détail la spécialisation du personnel religieux mycénien mais, si nous acceptons la comparaison avec les rituels védiques , il est probable que plusieurs rôles devaient être tenus dans le déroulement de la cérémonie. Ce sont eux que je vais tenter de reconnaître dans ces deux premières lignes.



ANALYSE

ligne 1 : ekerane, tuwo 2, O 1 ?

La première ligne reste mystérieuse et je ne peux faire sur elle que des hypothèses hasardeuses, plus appuyées, hélas, sur des analyses externes (je me référerai à mon étude Héraklès et Dionysos) que sur le texte lui-même. Je vais cependant les évoquer car, ces réserves étant faites, elles pourraient participer à un ensemble cohérent.


Dans l'attribution au datif, je pense reconnaître un composé dont le second membre serait en rapport avec ἔρανος, « part, contribution, écot », souvent utilisé par métonymie pour désigner un repas où chacun apporte sa part. Mais le sens premier est bien attesté par Pindare (Pythiques, XII.14) qui qualifie de λυγρὸν ἔρανον, « malfaisant cadeau de mariage », la tête de Méduse apportée par Persée aux noces de Polydecte. Le premier membre est plus difficile (il faut éliminer ἐκ-, « hors de », qui, avant voyelle, a toujours la forme ἐξ-). Je propose d'y voir un témoin de la racine *h1enk- qu'il faut donc examiner de plus près.

En grec, le témoin principal en est l'aoriste à redoublement ἐνέγκαι, -εῖν qui sert d'aoriste à φέρω, « porter ». Chantraine (DELG) insiste sur la notion d'aboutissement de l'action (« porter quelque part ») et cela correspond bien à des emplois courants comme « porter un enfant » (Homère, etc.), « porter des fruits » (Homère, etc.) où il faut le comprendre « à terme, à maturité ». Or ces emplois, avec leurs connotations de grosseur, de lourdeur, pourraient bien être premiers et mieux expliquer le second témoin grec, ὄγκος, « poids, ampleur », qui est d'ailleurs également utilisé dans une figure étymologique pour Créuse enceinte d'Apollon : γαστρὸς διήνεγκ᾽ ὄγκον, « de son ventre, elle porta jusqu'à son terme le poids » (Euripide, Ion, 15), simplement et justement traduit par Henri Grégoire (coll. Budé) : « elle porta son fruit ».

Le sanskrit propose aṃśa, « portion, part » et, au lieu d'un infixe nasal, un présent en *-nu- dans aśnoti, « obtenir, atteindre ». Ces sens sont cohérents avec ce que nous avons vu en grec, mais un autre mot a attiré mon attention, le terme aṃśu qui, dans les lexiques, est traduit par « rayon, queue de la plante soma » (pour une identification de cette plante avec le lierre, voir Héraklès et Dionysos), en cohérence avec l'avestique ąsuš, « queue de la plante haoma », le tout à comprendre comme la queue d'une cerise. Cependant, aussi bien les emplois védiques usuels que les dérivés directs comme aṃśu-mat, « riche en plante soma ou en liqueur de soma », montre que le mot désigne en fait le fruit de la plante et les métaphores théologiques comme aṃśu-hasta, « soleil (qui a des rayons comme mains) » ou aṃśu-pati, « soleil (maître des rayons) » suggèrent que le sens « rayon » est probablement un dérivé inverse de ces épiclèses dont le simple sens premier était peut-être « dont les mains apportent le fruit » et « maître du fruit ». Et je n'emploie pas le singulier sans motif car on sait (Bergaigne, La Religion védique) que le soleil est un aspect important d'Agni et que ce dieu et le dieu Soma forment un couple équivalent dans sa symétrie, comme « feu dans l'eau » ou « feu tombé du ciel ». Ce pourquoi, le fruit dans la main d'Agni est « le fruit » par excellence, celui de la plante soma.

Cette digression botanico-théologique me conduit à voir dans ekerane un *ἐγκ-εραν-ε, « à celui dont l'écot est le fruit ». Quant au sens qu'il faut lui donner, je crois que la solution s'impose : de même qu'en Inde védique toute cérémonie commence par une oblation de soma, le sacrifice grec débute par une libation de vin, le « fruit » de Dionysos y étant passé du lierre (qui survit cependant comme symbole majeur du dieu ainsi que dans la saison de ses fêtes et activités) à la vigne.

Enfin, les hellénistes auront remarqué l'étrangeté d'un thème *ἐραν-. C'est, je pense, celui des cas obliques (sur lesquels un nominatif ἔρανος aura été reformé) dans un mot archaïque d'alternance « r/n ».


Dans la dotation tuwo je vois le duel θύϝω, « deux offrandes à brûler (encens ?) ».

ligne 2 : padewe, O 1, padewe, O 1

On peut reconnaître ici le datif d'un thème en -εύς. Un tel datif n'est pas attesté en mycénien mais le modèle ijereu (ἱερεύς), « prêtre », au génitif ijerewo (ἱερῆϝος), permet de l'extrapoler. Hélas, rester dans le cadre du grec ne permet pas d'aller plus loin et il faut user ici du comparatisme.

Je propose en effet de mettre ce padewe — dont la place dans l'en-tête de la liste n'est probablement pas innocente — en correspondance avec deux héros aux destins parallèles :

La longue démonstration de la forte équivalence des lignages issus d'eux n'a pas sa place ici et on la trouvera dans L'Histoire mythique d'Athènes. Je ne m'occuperai ici que de l'aspect phonétique de la question. Il faut partir d'un thème *pand-yu- (*pand-iw- devant voyelle). Le traitement grec est simple avec une simple adjonction du suffixe *-ōn (Πανδίϝων). L'indien est plus complexe car il nécessite de prendre en compte une évolution phonétique interne au sanskrit, -ndy- > ‾-ṇḍ-, que j'analyse avec de nombreux exemples dans L'évolution en sanskrit du groupe « ndy ».


La base *pand- serait la racine du sanskrit paṇḍ-i-ta, « sage, érudit, expert, enseignant », un sémantisme d'expertise qui aurait bien sa place en début de liste pour un spécialiste du rituel, tel le brahman védique, prêtre dont le rôle était d'organiser le sacrifice et de contrôler l'exactitude du rituel (Renou, L'Inde classique, § 705).


Le suffixe agglutiné *-yu- nécessite une petite digression afin d'établir son sens général de « dont le domaine est, qui se consacre à, compétent dans, maître de », suffixe formateur d'agent dans une action si permanente qu'il en devient presque un suffixe d'état. On le rencontre aussi, avec le degré « e » du composant « y », sous la forme *-eyu- :

C'est sur cette dernière forme que pourrait être construit *pand-eyu-, aboutissant normalement au grec *πανδειϝ- (*πανδεύς) dans lequel je reconnais la forme padew- que je comprends comme « dont le domaine est la connaissance rituelle ». Ce serait un analogue du pontifex romain dont le rôle était, entre autres, de surveiller la bonne observance des pratiques religieuses.


Reste, bien sûr, à comprendre la raison du dédoublement. Y aurait-il eu deux officiants ? Cela semblerait un peu curieux mais, compte tenu de la présence dans la liste ci-dessous de divinités des deux sexes, on comprendrait qu'il en soit de même pour les représentants de leur clergé. Or on aura remarqué que tous les dérivés ci-dessus sont a priori masculins, voire épicènes (τοκεύς). Bien que la formation de correspondants féminins selon divers procédés morphologiques soit ancienne (en mycénien, on connaît aussi bien une ijereja, « prêtresse », qu'un ijereu, « prêtre »), le grec alphabétique garde encore très présent le souvenir d'un état où seul un genre animé s'opposait au neutre (adjectifs composés, etc.) et il est probable que beaucoup des noms vus ci-dessus qui n'ont pas de féminin attesté, pouvaient, le cas échéant, être appliqués à des femmes.


Le personnel humain ayant été plus ou moins entrevu, nous pouvons passer à la liste des dieux.

ligne 3 : karuke, PE 2, KA 1, O 6

On y reconnait sans ambiguïté le grec κῆρυξ , « héraut », qui est bien celui qui va en tête, comme le confirmerait aussi une étymologie possible du nom, fondée sur la racine de κάρᾱ, « tête » . On remarquera aussi , d'emblée, que si, comme je le pense, les offrandes sont de nourriture, ce dieu est un gros mangeur. Je reviendrai plus loin sur ce point.

Identifier la divinité « κῆρυξ » de la nébuleuse eurindienne est un problème difficile, lié, je pense, à une double confusion possible. L'une, circonstancielle, entre ce qui dépend du rituel et ce qui est spéculation théologique. L'autre, structurelle, entre les deux notions de « dieu ouvreur », celui qui entame les actions, et de « dieu cadre », qui commence et finit toutes choses.


Commençons par le rituel et, par le principal et le mieux connu, le sacrifice. Il s'articule sur trois actes, la récitation du mythe (hymnes), la libation et le partage igné des offrandes, combustion pour les dieux, cuisson pour les hommes. On pourra donc s'attendre à ce que les invocations parenthésantes (initiales et finales), qui délimitent le temps où hommes et dieux sont en contact, s'adressent aux divinités qui ont la charge théologique de ces trois domaines ; celles de la mémoire, les Muses en Grèce, Sarasvatī en Inde ; celles de la boisson rituelle, Soma en Inde, Dionysos en Grèce ; celles du feu, Agni en Inde, Hestia en Grèce, Vesta à Rome. Mais, de fait, il semble qu'il y ait eu des spécialisations :


Comme il est normal, l'appel à la mémoire se fait à l'intérieur même des textes. L'hymne homérique à Hermès commence par Ἑρμῆν ὕμνει, Μοῦσα, « Je chante Hermès, ô Muse », celui à Aphrodite par Μοῦσά μοι ἔννεπε ἔργα πολυχρύσου Ἀφροδίτης, « Muse, dis-moi les œuvres d'Aphrodite toute d'or », et, elliptiquement, celui à Apollon par Μνήσομαι οὐδὲ λάθωμαι, « Je me souviendrai, loin d'oublier ». Le Ṛg Veda fait peu d'appel initial à Sarasvatī, sa place y est normalement parmi les divinités de troisième fonction. Cependant, comme pour les Muses en Grèce, elle est invoquée en tête de la récitation épique .

L'appel à Dionysos comme cadre du rituel reçoit peu d'attestations en Grèce mais on notera que, dans les listes d'Olympiens, il alterne avec Hestia que nous verrons plus loin et, si l'interprétation que j'en donne est valide, on pourrait également le trouver ici dans la première ligne de la tablette. En Inde, la situation est différente car l'oblation de soma y est un rituel en elle-même, soit effectué seul comme dans l'agniṣṭoma, soit en prélude à d'autres sacrifices, comme les grands sacrifices royaux que sont le rājasūya et l'aśvamedha (Renou, L'Inde classique, § 718 et suiv.).

Il en est tout autrement de l'invocation au Feu qui, elle, semble très générale. En Inde, Agni est régulièrement présent dans les listes divines, soit au début, soit à la fin, soit aux deux (Dumezil, RRA, p. 329), et il n'est pas indifférent que, sur les mille et quelques hymnes que comportent le Ṛg Veda, 126 lui soient exclusivement adressés (presque autant que les 136 que reçoit le roi des dieux, Indra, en son seul nom). À Rome, Vesta nous est également donnée comme devant être invoquée, soit au début, soit à la fin (cela dépend des auteurs) des prières et sacrifices . C'est en revanche systématiquement au début de ces rituels que les Grecs s'adressaient à Hestia et, sous réserve d'omission, on ne la trouve jamais à la fin. D'ailleurs, c'est un autre représentant du feu, dernier représentant d'une autre liste et, tel Agni, plus brutal et dévoreur que le paisible foyer domestique que je proposerai de reconnaître en dernière ligne de la tablette.


Si nous quittons le domaine du rituel pour celui de la fonctionalité, on s'intéressera d'abord aux dieux ouvreurs, ceux qui n'entament le sacrifice que pour la seule raison que les commencements sont leur domaine mais qui, en revanche, n'apparaissent nullement dans les fins. La définition est simple mais, dans les faits, la catégorie ne semble pas se prêter facilement à une étude comparative, ne possédant que deux représentants clairs. Le latin Janus, outre son rôle au début des sacrifices , donne son nom au premier mois de l'année (Ianuarius) et est honoré avec Junon dans les rituels des calendes (premier jour du mois). L'indien Vāyu, lui, n'a comme seule fonction initiatrice que d'être le premier à boire le soma offert aux dieux dans le sacrifice, mais un certain nombre d'autres traits rapprochent les deux divinités :

Tous deux sont dans un rapport étroit avec le dieu de l'orage, divinité principale de seconde fonction, rapport où ils se définissent aussi selon l'opposition premier/meilleur. Vāyu et Indra sont si liés que les textes les montrent fréquemment associés dans le double duel indrāvāyū et que parfois l'un rejoint l'autre à sa position dans la liste, entraînant éventuellement une duplication d'un des deux noms. Ils sont aussi les pères respectifs des second et troisième Pāṇḍava (représentants de la seconde fonction), Bhīma, fils de Vāyu, et Arjuna, fils d'Indra. Ce qui les distingue, c'est, outre la brutalité et l'indépendance de Bhīma, opposées à la mesure d'Arjuna, c'est que, si Vāyu est bien celui qui étrenne le soma, c'est Indra qui en consomme la plus grande quantité. Ceci évoque bien l'opposition attestée entre Janus dieu des prima et Jupiter dieu des summa (voir Dumezil, RRA, p. 333) mais, pour les voir intimement associés, il faut les reconnaître dans leurs hypostases de la mythologie romaine, les jumeaux Remus et Romulus. Je fais cette étude dans La Trifonctionalité, un artefact ? . Je m'y appuie entre autres sur les Fastes d'Ovide pour l'anecdote du vol des troupeaux (II, 361 et suiv.) où Remus mangera le premier des viandes sacrifiées, et sur Tite-Live (I, 7.1) pour les présages devant décider de la royauté : Remus est le premier à voir des oiseaux mais Romulus en verra un plus grand nombre. On notera aussi l'indépendance de Remus et son lien avec les seuils quand, pour son malheur, il tourne en dérision l'enceinte de Rome que trace son frère.

Un autre trait commun est l'antiquité affirmée des deux divinités. On a vu dans une note précédente que Vāyu, dieu du Vent, était qualifié de apūrvya, « sans prédécesseur » et Stig Wikander a montré, étudiant l'iranien Vayu (là-dessus, voir Dumezil, ME, I, p. 75), que ce dieu avait probablement un rôle plus important dans la préhistoire des textes et que nombre de ses traits auraient survécu jusque dans le Mithraïsme. Quant à Janus, la tradition nous le donne comme le premier roi du Latium (Ovide, Fastes, I, 247-248), comme démiurge (Macrobe, Saturnales, I, 9.14) et même comme substance première de la cosmogonie dans un passage d'Ovide où le vent semble tenir la première place .

Enfin, dernier point de rencontre et qui serait en accord avec la tablette, Bhīma est un très gros mangeur. Non seulement il est surnommé Vṛkodara, « Ventre de loup », mais, quand les cinq frères Pāṇḍava (les héros du Mahābhārata) font un repas, celui-ci est d'abord réparti en deux parts égales : la première lui est attribuée, ses frères, leur femme commune et leur mère Kuntī se partageant le reste. Remus est moins clairement défini mais quand, arrivé le premier, il a entamé avec ses compagnons les viandes d'un sacrifice commun, au moment où Romulus et les siens arrivent, il ne leur reste plus grand chose : mensas ossaque nuda, « les tables rases et les os nus » (Ovide, Fastes, II, 376). On remarquera aussi que Remus est un « fils de louve » mais, bien sûr, Romulus également !

La Grèce connaît-elle un équivalent de ces deux-là ? Dans Les Cinq maris d'Hélène j'ai bien reconnu le véloce et brutal Achille comme l'hypostase d'un ancien dieu du vent, son grand-père Éaque (*Ϝαιϝ-ακός), le héros et le dieu formant un couple parallèle sur de très nombreux points avec Bhīma et Vāyu. Mais, s'ils ont pu exister, les traits d'ogre et de premier ne sont directement attestés dans aucun texte en notre possession et nous ne disposons que de bribes peu pertinentes comme, par exemple, le fait qu'Achille ait été un temps élevé par un certain Lykos (λύκος, « loup »). Rien qui permette de conclure.


Parmi les dieux cadres, nous trouvons sans ambiguïtés le scandinave Heimdallr (premier dieu à naître et dernier à mourir) et l'indien Dyu (nominatif dyauḥ), vieux dieu du Ciel (comme son nom l'indique) qui, dans le Mahābhārata, s'incarne en Bhīṣma, le héros qui traverse les générations de l'épopée. La comparaison du dieu nordique et du héros indien (Dumezil, ME, I, p. 210 et suiv.) met en évidence d'autres traits communs remarquables.

Ils jouent un rôle de progéniteur mais, pas pour leur compte. Dans la Rígsþula, poème eddique, Heimdallr rend visite à plusieurs couples successifs et y engendre dans le lit conjugal les éponymes des divisions de la société (esclave, paysan libre, noble). Bhīṣma, qu'un vœu a contraint de s'abstenir de régner et d'avoir une descendance, engendrera cependant à plusieurs reprises et « par procuration » les héros qui assureront la continuité du lignage.

Leur naissance est placée sous le double signe de la mer et de la multiplicité. Heimdallr est le fils de neuf sœurs qui sont les vagues, les neuf filles d'Ægir, dieu de la mer. Bhīṣma, lui est fils de la Gaṅgā, le Gange, « fleuve tombé du ciel » de la mythologie indienne et seul survivant de huit aînés que leur mère a noyé dès la naissance.

Or il est en Grèce un héros qui, lui aussi, traverse l'épopée sur trois générations, c'est Nestor, petit-fils de Poséidon et dont les onze frères aînés ont été tués par Héraklès dans la campagne de Pylos (Homere, Iliade, XI, 692-693 ; Hesiode, Catalogue des femmes, éd. Loeb, fr. 11). Ces traits le rapprochant de Heimdallr et Bhīṣma, il importe d'examiner les autres.

Dans l'Iliade, on constate que, loin de se réduire au sage conseiller que l'on sait, il prend régulièrement l'initiative, de la parole comme des projets (l'ambassade auprès d'Achille, la construction du mur). Et ce πάμπρωτος, « premier en tout », agit aussi comme cadre, ouverture et clôture, dans la seule occurrence, un combat, où cela a un sens .

De plus, les fils de Nestor semblent bien, dans leurs noms comme dans leurs actes, se répartir selon un schéma structuré qui, non seulement comporte les trois termes usuels, prêtres/juristes, guerriers, paysans, mais est complété d'un quatrième terme représentant les « hors-caste » . C'est l'occasion de se souvenir que le premier des enfants engendrés par Heimdallr porte le nom de Þræll, « esclave » et que Bhīṣma, lui aussi, engendrera par procuration le fils d'une esclave . Il ne s'agit donc pas uniquement ici de donner naissance aux seules trois composantes légitimes de la société eurindienne, mais bien à l'humanité toute entière.

Cette fonction de multi-géniteur se traduit dans les qualificatifs. De même que Dyu nommé isolément porte le nom de dyauḥ pitā, « ciel père » , Bhīṣma dans l'épopée est couramment nommé pitāmaha, « grand-père », voire prapitāmaha, « arrière-grand-père », induisant une connotation de grand âge. Or le qualificatif normal de Nestor est γέρων, « vieux » et on trouve aussi γερήνιος, « de Gérène ». Que cette ville ait existé (comme le pensent certains mycénologues) ou non (comme le pensait Strabon) n'a pas d'importance, il y a là clairement un jeu de mot du même type que dans l'argot « aller à Niort » au sens de « nier ». Et peut-être peut-on aussi justifier par l'idée de vieillesse l'appellation « Ase blanc » (hvíti áss) donnée à Heimdallr et qui s'explique mal par le seul éclat du ciel.


Une question se pose alors naturellement : les trois héros ou dieux que sont Bhīṣma, Heimdallr et Nestor pourraient-ils se justifier techniquement, au sens strict, de l'appellation keruke ? Je le crois, même si des indices clairs sont difficiles à dégager de leur caractère général de « premiers ».

Dans le Mahābhārata ce n'est qu'au sixième livre que s'engage enfin la grande bataille du Kurukṣetra, affrontement cosmique du Bien et du Mal par héros interposés. Les derniers préparatifs achevés, le combat commence par cette strophe :


tālena mahatā bhīṣmaḥ pancatāreṇa ketunā |
vimalādityasamkāśastasthau kurucamūpatiḥ || (vimala-āditya-samkāśas tasthau kuru-camū-patis)

Avec un grand palmier, étendard muni de cinq étoiles, Bhīṣma,
d'un lumineux soleil ayant l'apparence, se tenait ferme en tête de l'armée des Kurus. [VI, 17.18]

[traduire -patis (grec πόσις) par « en tête de » est aussi le choix de Jean-Michel Pétarfalvi (éd. GF, t. 2, p. 17) et cela se justifie par le fait que, contextuellement, c'est par cette vision que débute la description de l'armée ; « chef » eut été le choix idéal si ce mot avait gardé sa polysémie]


Parallèlement, dans la même bataille eschatologique, mais vue selon l'angle nordique du Ragnarøkkr, « Crépuscule des dieux », Heimdallr est le premier dieu cité et son cor, Gjallarhorn, semble tenir une place importante. La Völuspá, poème eddique, est la source principale mais il est difficile d'y déterminer si Heimdallr souffle dans son cor pour donner l'alerte ou pour sonner la charge contre les puissances du Mal, appelées ici « fils de Mímir » :


Leika Míms synir, en mjötuðr kyndisk at inu galla Gjallarhorni;
hátt blæss Heimdallr, horn er á lofti.

S'ébattent les fils de Mímir, mais le destin s'embrase à l'éclat de Gjallarhorn.
Heimdallr souffle fort, cor dressé. [str. 46, trad. Régis Boyer]


Quant au héros grec, au milieu de bribes peu pertinentes, on notera l'épisode du songe trompeur que fait Agamemnon (Homere, Iliade, II, 1 et suiv.) où il voit une figure « tout-à-fait semblable au divin Nestor » (μάλιστα δὲ Νέστορι δίῳ εἶδος) lui déclarer : « je suis un messager de Zeus pour toi » (Διὸς δέ τοι ἄγγελός εἰμι). Il est vrai qu'un ἄγγελος n'est pas exactement un κῆρυξ et qu'Homère a justifié le choix qu'Oniros a fait de l'apparence de Nestor, non pour sa fonction mais parce que « Agamemnon l'honorait le plus parmi les vieillards » (τόν ῥα μάλιστα γερόντων τῖ᾽ Ἀγαμέμνων) mais, dans le récit de ce rêve que fait ensuite l'Atride, il lui donne bien le rôle d'un héraut de Zeus.


Tout ce qui précède montre bien, je pense, que Nestor est le meilleur candidat pour interpréter la troisième ligne de la tablette, non le héros lui-même mais le dieu dont il serait l'hypostase dans le cycle épique. Mais quel dieu ? Peut-on le reconnaître sous un autre nom dans le panthéon grec ? Il faut en tout cas se garder de la tentation d'y voir Hermès, dieu qui n'est pas un héraut mais un maître de l'espace (au sens où celui-ci est hodologique) ; guide et compagnon des routes difficiles, il est celui qui va avec, non celui qui va avant. Et, en l'absence d'une réponse évidente, il faut se tourner vers les deux indices qui nous restent, le nom du héros et le fait remarquable que j'ai jusqu'ici laissé de côté : la tablette provient de Pylos, la ville même de Nestor !

Le nom de Nestor n'est pas attesté en mycénien. L'anthroponyme au datif, netijanore, où l'on pourrait reconnaître un Νεστιάνωρ ne saurait en provenir directement. Cependant, l'existence d'un neerawo (PY Fn 79) que Palmer lit *Νεέλαϝος et interprète comme le nom du père de Nestor (Nélée, Νηλεύς, ionien Νείλεως) invite à considérer que le père et le fils sont peut-être des doublets. En effet, leurs noms sont tous deux formés sur la racine de νέομαι, « revenir, réchapper », ou, à l'actif, « sauver » : *nese-lāwos, « qui sauve la troupe », *nes-tōr, « sauveur ». Cette racine est très bien attestée dans les dialectes eurindiens, très souvent avec le sens parallèle de « guérir », probablement pour : « réchapper de maladie ». Le plus intéressant ici est le sanskrit Nāsatyā, nom au duel des Aśvin et qui est normalement compris comme « les deux sauveurs/guérisseurs ». C'est d'ailleurs l'essentiel des actions qu'on leur attribue dans les hymnes védiques où leurs protégés les remercient, soit d'avoir triomphé de leurs ennemis, soit de les avoir guéris. Mais, morphologiquement (dérivé avec vṛddhi, « allongement »), la forme Nāsatyā apparaît comme le patronymique « fils de *Nasati ». Or, les Aśvin étant normalement donnés comme des fils de Dyu (divo napātā, « fils de Ciel » (I, 182.1 ; IV, 44.2) ; diva ājātā, « nés de Ciel » (IV, 43.3)), on doit bien supposer que ce *Nasati a été une épiclèse de Dyu, au moins en tant que père des Aśvin. Et, parmi les fonctions du suffixe secondaire -ti on trouve la formation de noms d'agents (ṛ-, « aller, se déplacer » > ar-a, « vif, rapide » > ara-ti, « serviteur, assistant » ; vraśc-, « trancher » > vṛk-a, « loup » > vṛka-ti, « meurtrier ») ce qui fait plus ou moins de Nestor un synonyme de ce *Nasati


De cette nébuleuse de faits, une hypothèse semble se dégager avec une vraisemblance acceptable. Les peuples eurindiens auraient connu un dieu du ciel (Dyu, Ius, Zeus), géniteur par intention de la race humaine dans son ensemble et cadre de ses exploits, cette humanité ayant un début et une fin. Il est âgé mais, non encore deus otiosus, il prend soin de ses enfants. À partir de là, plusieurs évolutions vont se produire (je laisse de côté les dossiers de Rome et de la Scandinavie, insuffisamment documentés).

En Inde, il ne survit plus, sous son nom, que dans une formule stéréotypée au double duel, dyāvāpṛthivī, « Ciel et Terre » et dans sa définition comme père de divers dieux. Dans l'épopée, il s'incarne en Bhīṣma, héros qui garde la trace de ses caractéristiques essentielles mais qui souffre de ne pouvoir engendrer par lui-même.

En Grèce, il subit une scission. Son nom, par le double effet de la localisation céleste et du pouvoir géniteur va être transféré sur le dieu de l'Orage, tandis que sous celui d'Ouranos il continue à faire couple avec Gaia, la Terre, mais, châtré, cet « éjaculateur » cesse de procréer. De ce dédoublement témoigne les deux versions de la naissance d'Aphrodite (par Ouranos pour Hésiode, par Zeus pour Homère). Cependant, une tribu (éolienne ?) installée en Messénie lui garde probablement un culte central , car la plupart de ses traits fourniront à l'épopée les noms et mythes de ses héros fondateurs. Cette importance et son caractère de dieu cadre justifie qu'il tienne ainsi la première place dans une énumération divine.

ligne 4.1 : teqijone, O 1

Ce nom ne correspond à aucun mot connu du grec alphabétique et le considérer comme identique au teqirijone d'une autre tablette (PY Fn 187) ne fait qu'expliquer l'inconnu par plus inconnu encore . La seule voie est donc de tenter d'en suivre l'évolution phonétique probable et, pour ce faire, je décomposerai le nom en te-qij-one.

Et, finalement, l'analyse évolutive permet d'aboutir à une forme variable *(Τ/Θ)(ε/η)[?](σ/ζ)ων et, s'agissant d'un représentant attendu du côté clair de la première fonction, on ne peut qu'évoquer immédiatement le roi juste et pieux qu'est Thésée (Θησεύς) et proposer le choix *Θησων.

On atteint un des nœuds de la démonstration, car la tablette nous fournit ici explicitement le nom qui a déclenché mon étude Les Dieux souverains à Athènes. Bien sûr, cette lecture n'est encore ici qu'une proposition et, pour la justifier pleinement, il faudra encore repérer les traces de ce *Théson à Athènes et comment il a été évincé dans l'histoire religieuse par son hypostase Thésée . En fait, ce n'est pas si difficile et on se référera à l'étude citée pour s'en persuader. Mais, avant d'en expliciter les conclusions, il nous faut poursuivre la lecture de la tablette.

ligne 4.2 : aketirijai, KA 1

C'est ici que l'on mesure sans doute au plus haut point l'imprécision graphique du linéaire B puisque quatre lectures différentes ont été proposées pour ce mot ! Ventris et Chadwick ont pu y voir un datif de ἀγήτειρα, « conductrice », de ἀκέστειρα, « soignante », ou de ἀγέρτειρα, « glaneuse » et Lejeune, de ἀκέστρια, « ravaudeuse ». Ce dernier mot est donné comme dérivé de ἀκέστρα , « aiguille à repriser » et c'est là qu'on peut se demander s'il y a une réelle distinction en grec entre les diverses aiguilles de couture : la précision lexicographique peut n'être due qu'à la rareté des occurrences et à une fausse étymologie basée sur le verbe ἀκέομαι , « soigner, réparer », négligeant la racine eurindienne *ak-, « idée de pointe », très présente en grec et, en particulier, dans ἀκίς , « aiguille, pointe de javelot, javelot ». On peut aussi penser à un thème sigmatique *ἄκoς , « objet qui pique, aiguille ? » — non attesté en raison de la concurrence d'un homonyme ayant le sens de « remède » — sur lequel serait régulièrement formé le nom de métier ἀκέσ-τρια , « femme qui fait des travaux d'aiguille ».

C'est bien suffisant pour évoquer la divinité patronne des travaux féminins du textile, celle dont le clou de la fête principale était de revêtir sa statue d'un nouveau péplos, tissé et brodé par les jeunes filles, il s'agit, bien sûr d'Athéna. Il n'est d'ailleurs pas exclu qu'une épiclèse Ἀκέστρια de la déesse ait survécu un certain temps, ce qui expliquerait, par confusion avec des dérivés de ἀκέομαι, l'étrange épithète Hygieia que portait une de ses statues sur l'Acropole (Pausanias, I, 23.4).


Athéna peut-elle être considérée comme une représentante de l'aspect clair de la première fonction ? Assurément. Elle est d'abord la déesse poliade, non seulement d'Athènes, mais aussi d'autre villes, dont Sparte, et, par là, elle préside à la protection et à la cohérence de la cité, donc à ses lois. Et, dans le mythe, c'est elle qui préside le premier tribunal humain, celui qui jugera Oreste, coupable du meurtre de sa mère (Eschyle, Les Euménides).

Il est vrai qu'il peut y avoir une superposition de rôles et qu'Athéna peut aussi être vue comme une divinité trifonctionnelle. Mais on s'apercevra vite que, dans chacune des fonctions, elle agit en liaison avec la justice. Nul besoin de s'étendre sur son patronnage de la sagesse, la principale qualité que doit avoir un juge. Pour la guerre, il s'agit, en opposition au violent Arès, de la guerre défensive, la guerre juste. Enfin, pour ce qui est de son extrême beauté, elle n'est mise au premier plan qu'en une seule occasion, le Jugement de Pâris .

ligne 5.1 : atimite, O 1

Le nom atimite a été lu comme se référant à Artémis, supposant une origine lydienne en raison d'une inscription artimuś ibśimsis qui répondrait à Ἄρτεμις Ἐφεσία, l'Artémis du célèbre sanctuaire d'Éphèse. C'est négliger trois obstacles majeurs.

D'une part la représentation figurée de la « Diane d'Éphèse », quelle que soit l'interprétation que l'on donne de ce qu'on nomme ses « protubérances thoraciques » (seins, œufs, ruches, champignons hallucinogènes, tout y est passé !), s'accorde bien mal avec la vierge chasseresse et irritable.

Il est bien possible que le nom d'Artémis ait été donné par les Grecs à la déesse d'Éphèse en raison de la ressemblance des noms et éventuellement de tout autre trait inconnu, mais voir en elle l'origine d'Artémis ne peut résulter que d'un parti pris peu scientifique.

En outre, peut-être le plus grave, le nom d'Artémis est parfaitement attesté en mycénien sous la forme fléchie attendue : atemito. Laissons donc de côté la déesse, nous la retrouverons d'ailleurs plus loin sous une épiclèse banale.


Aucun mot grec du lexique ne semblant correspondre à atimite (y compris en tenant compte d'un préfixe éventuel ἀ- ou ἀντι-), il faut essayer de remonter à son étymologie directement à partir du linéaire B.

La désinence archaïque de datif, « -e » qui note « -ει », se trouve normalement dans les thèmes consonantiques, ce qui conduit à voir dans la dernière syllabe une extension en « -t- ».

Or, cette extension « -t- » est celle qui forme, entre autres, des adjectifs verbaux dans le cas des composés :

La morphologie ayant été éclaircie, reste à trouver une racine verbale en *mi- ou *mī-, susceptible de convenir : la sémantique est enfin abordée !

L'examen de l'Indogermanisches Etymologisches Wörterbuch de Pokorny nous livre six racines candidates. En voici la liste où je me suis limité à quelques termes :


racine occurrences
1 *mei-
« renforcer »
skr. mi-nó-ti, « construire, renforcer, ériger », upa-mí-t, « support, étai » ;
? lat. moenia, « mur d'enceinte »
2 *mei-
« changer »
grec ἀ-μεί-βω (α < h2), « changer, échanger, franchir »,  ἀ-μοι-βή, « contre-don, récompense, punition » ;
skr. mi-nā-ti, « échanger, changer, tromper », dhānya-māya, « trafiquant de grain » ;
lat. mi-gr-ō, « changer de résidence, émigrer » ;
all. Mein-eid, « parjure (serment fallacieux) »
3 *mei-
« passer »
lat. me[i]-ō, « aller, passer », me[i]-ātus, « passage, veine, conduit » ;
noms de fleuves : Maine (irlandais Moín) dans le Kerry, Minija en Lituanie, Minho en Galice, etc.
4 *mei-
« lier »
grec μί-τρη, « ceinture, bandana, turban », μί-τος, « lisse (tissage), fil des Parques » ;
skr. mi-tra, « contrat, ami, Mitra » ;
letton mei-muri, « corde à ? », ;
5 *mei-
« diminuer »
grec μι-νύ-θω , « diminuer, détruire »,  μινυ-ώριος, « dont la vie est brève » ;
skr. mi-nā-ti, « nuire, diminuer »,  pra-mī-ta, « décédé » ;
lat. mi-nimus, « le plus petit » ; ni-mi-s, « très, trop (qui n'est pas petit) » ;
6 *mei-
« ? »
grec μι-μί-ζω , « hennir » (mot de lexique) ;
skr. mi-mā-ti, « hurler, mugir, rugir, pleurer, bêler »,  maya, « cheval ».

La chose est un peu brouillonne (six racines homophones, c'est peut-être un peu trop pour un seul groupe dialectal) et le travail de Pokorny est quelquefois décrié ; n'oublions pas cependant que le but de cet énorme labeur était d'être exhaustif et de classer tant bien que mal. Par exemple, on remarquera qu'il existe quelques interférences sémantiques entre les racines 2, 3 et 4 qui semblent se référer plus ou moins à une idée de lien, effectif, social ou de communication. Tout cela reste vague mais, si l'on garde à l'esprit que nous cherchons un représentant de l'aspect sombre de la première fonction, un grand nombre de ces traits évoquent déjà Varuṇa, le dieu lieur, punisseur et maître des eaux. Mais nous en saurons peut-être plus en examinant le premier terme.


Le segment ati- fait naturellement penser à ἀντι-, particule dont le sens de base est « en face de » mais qui a fait l'objet de certains glissements sémantiques comme, dans son emploi de préfixe : « en opposition avec », « au lieu de », « à l'égal de », « en échange de », « par correspondance avec ».


en face de ἀντιβλέπω, « regarder en face » βλέπω, « voir, regarder »
en opposition avec ἀντιλέγω, « contredire » λέγω, « dire, parler »
au lieu de ἀντιβασιλεύς, « qui tient la place d'un roi » βασιλεύς, « roi »
à l'égal de ἀντίθεος, « semblable à un dieu » θεός, « dieu »
en échange de ἀντιδίδωμι, « donner en retour » δίδωμι, « donner »
en retour de ἀντίτυπος, « qui rebondit sur l'enclume, écho » τύπος, « marque, impression »

Dans tout cela on note une idée générale de confrontation, avec des nuances de comparaison ou d'opposition. Cette « con-front-ation » est d'ailleurs probablement étymologique, car le hittite ḫanz < *h2ant-s a justement le sens de « front ».


Cette analyse ne permet évidemment pas de donner un sens précis à une forme reconstituée *Ἀντι-μι-τ-, mais le sémantisme général « qui lie/punit en retour [d'une transgression] » est largement suffisant à mon propos. Quant à identifier le dieu grec qui est caché sous cette appellation, il faut attendre encore un peu.

ligne 5.2 : dakoroi, ?

La terminaison indique le datif duel (-οιν) ou pluriel (-οις) d'un thème en « -o- » identifié par tous les auteurs à ζακόρος, « prêtre subalterne (garçon de maison) ». Je m'écarterai cependant de cette évidence et, plutôt que de procéder synthétiquement comme précédemment, je vais inverser la démarche et annoncer directement que je propose la lecture *Δῆσ-κορος sur le modèle *Διϝόσ-κορος, « Dioscure (fils de Zeus) », l'exposé en sera simplifié.


Il faut d'abord écarter un problème étymologique car les attestations de κόρος/κοῦρος et κόρη/κούρη, « fils et fille », en mycénien sont kowo et kowa. Chantraine (DELG) présente donc un étymon *κόρ-ϝ-, le « r » en finale de syllabe n'étant pas noté en linéaire B. Dans ce cas, une métathèse « ρϝ > ϝρ » ou une chute du digamma avec apophonie, conduiraient aux formes en « οῦ » mais on s'expliquerait moins bien les formes en « ό » de l'épique et du ionien. Cela est bien vrai mais fait l'hypothèse cachée que les deux groupes de formes appartiennent au même mot, hypothèse non nécessaire.

En effet, tous ces termes relèvent de la racine *ker-, « nourrir, faire croître », que l'on rencontre dans deux verbes latins, creō, « créer, faire pousser », crescō, « pousser » et dans Cérès, déesse de l'agriculture, ainsi que dans le lituanien šér-ti, « nourrir des bêtes ». Cette application de termes agricoles à des enfants qu'on élève est une métaphore banale en grec et Benvéniste (Problèmes de linguistique générale, tome I, p.253ss) a montré par exemple que le verbe τρέφω a le sens général de « favoriser le développement de ce qui est soumis à croissance » et s'applique aussi bien au fromage, aux cheveux, à la graisse, aux enfants ou aux animaux de ferme.

On peut donc fort bien penser qu'un simple nom d'objet accompli, κόρος (comparer à τόμος, « chose coupée »), ait cohabité, peut-être avec une nuance, avec une suffixation en *-wo- : κόρϝος (Chantraine, Form., § 95). Avec probablement une préférence pour la forme brève dans les composés : si κοῦρος est attesté dès Homère (Iliade, I, 473), on ne trouve à cette époque que la forme Διόσκορος et il faut attendre le iie siècle de notre ère (Lucien, Arrien) pour voir se généraliser les formes Διόσκουρος, probablement par une influence en retour du latin Dioscūri, les Jumeaux ayant pris à Rome une importance religieuse qu'ils n'avaient jamais eue en Grèce.


Qui est la mère ? Là-dessus, peu d'incertitude. On voit, au génitif, la même Δη que dans Déméter (Δη-μήτηρ, « la mère Dê ». Le sens de ce théonyme est obscur ; on a voulu y voir une forme du nom de l'orge (δηαί) ou de la Terre (Γῆ, Γαῖα) mais aucune de ces hypothèses n'est clairement prouvée bien que la seconde apparaisse plus raisonnable, à condition de ne pas faire pour autant de Déméter une divinité purement chtonienne : même si elle préside aux céréales, elle reste sans aucun doute une Olympienne. D'ailleurs, si sa fille règne en Hadès, c'est à la suite d'un enlèvement : il y a opposition forte entre la déesse et le monde souterrain et, du peu que nous sachions des mystères d'Éleusis, il est certain qu'ils devaient permettre aux initiés d'échapper, au moins en partie, à la désolation de l'Hadès.

Le problème est maintenant de déterminer qui sont ces enfants de Déméter. Pour la tradition principale (Homère, Hymne à Déméter, Hésiode, Théogonie), la déesse n'aurait enfanté d'un dieu (Zeus) que la seule Koré, « la jeune fille », nommée également Perséphone. Cependant, d'autres traditions, concordantes, nous content une autre histoire. Je donne la version de Pausanias (VIII.25.5, 7) qui est la plus complète. Il rapporte les dires des habitants de Telpousa en Arcadie :


Πλανωμένηι γὰρ τῆι Δήμητρι, ἡνίκα τἡν παῖδα ἐζήτει, λέγουσιν ἕπεσθαί οἱ τὸν Ποσειδῶνα ἐπιθυμοῦντα αὐτῆι μιχθῆναι, καὶ τὴν μὲν ἐς ἵππον μεταβαλοῦσαν ὁμοῦ ταῖς ἵπποις νέμεσθαι ταῖς Ὀγκίου, Ποσειδῶν δὲ συνίησιν ἀπατώμενος καὶ συγγίνεται τῆι Δήμητρι ἄρσενι ἵππωι καὶ αὐτὸς εἰκασθείς.
[…] Τὴν δὲ Δήμητρα τεκεῖν φασιν ἐκ τοῦ Ποσειδῶνος θυγατέρα, ἧς τὸ ὄνομα ἐς ἀτελέστους λέγειν οὐ νομίζουσι, καὶ ἵππον Ἀρίονα· ἐπὶ τούτωι δὲ παρὰ σφίσιν Ἀρκάδων πρώτοις Ἵππιον Ποσειδῶνα ὸνομασθῆναι.

Car, l'errante Déméter, lors que sa fille elle tentait de retrouver, ils disent que la suivait Poséidon, désireux de s'unir à elle. Alors, elle, en jument vite changée, parmi les juments se mit à paître, celles d'Onkos. Mais Poséidon comprend qu'il est trompé, il saillit Déméter, d'un étalon prenant lui-même l'apparence.
[...] Et Déméter d'enfanter, disent-ils, de Poséidon une fille dont le nom, aux non initiés, de le dire ils n'ont pas coutume, et aussi le cheval Arion . À cause de cela, selon eux, ils sont les premiers des Arcadiens à avoir nommé Hippios Poséidon .


Pausanias nous présente ici une autre fille de Déméter et, à défaut de son vrai nom, il nous en livrera une épiclèse un peu plus loin (VIII, 37, 9), insistant cette fois explicitement sur la différence entre les deux filles :


Ταύτην μάλλιστα θεῶν σέβουσιν οἱ Ἀρκάδες τὴν Δέσποιναν, θυγατέρα δὲ αὐτην Ποσειδῶνος φασιν καὶ Δήμητρος. Ἐπίκλησις ἐς τοὺς πολλούς ἐστιν αὐτῆι Δέσποινα, καθάπερ καὶ τὴν ἐκ Διὸς Κόρην ἐπονομάζουσιν, ἰδίαι δέ ἐστιν ὄνομα Περσεφόνη, καθὰ Ὅμηρος καὶ ἔτι πρότερον Πάμφως ἐποίησαν· τῆς Δεσποίνης δὲ τὸ ὄνομα ἔδεισα ἐς τοὺς ἀτελέστους γράφειν.

Celle assurément qu'entre tous les dieux vénèrent les Arcadiens, c'est Despoina, la fille même de Poséidon, disent-ils, et de Déméter. L'épiclèse entre toutes est pour celle-ci, Despoina, tout comme ils surnomment Koré celle de Zeus, de celle-là le nom est Perséphone, selon Homère et aussi en premier Pamphos ; le nom de Despoina, je crains, pour les non initiés, de l'écrire.


On remarquera avec quel soin, dans les deux passages, Pausanias s'applique à distinguer Koré de Despoina et à taire le vrai nom de cette dernière, alors que les deux sont des divinités de cultes à mystères. Et on pourra aussi s'étonner que chaque fois qu'il évoque la paternité de Poséidon, il prend bien soin de l'accoler à un φασιν, « disent-ils », que l'on doit ici comprendre « prétendent-ils », se défaussant ainsi de toute responsabilité religieuse.

Comme les noms de Despoina et de Koré sont plus ou moins interchangeables (Platon, Lois, 796b), je ne vois qu'une explication, c'est que, pour les Arcadiens, Koré, seule fille de Déméter, était issue, non de Zeus, mais de Poséidon. Et on peut prendre les Arcadiens au sérieux : peuple archaïque, témoins du passé réfugiés dans des montagnes mal accessibles, leur dialecte, l'arcadien, appartient justement (avec le chypriote, lointain pour une autre raison) au même groupe dialectal que le mycénien !


L'hypothèse, bien que cohérente, apparaît très hardie et on se demandera, bien sûr, comment une telle filiation archaïque aurait pu, dans la tradition ultérieure, être transférée de Poséidon à Zeus. En fait, il n'est pas si difficile de l'expliquer si on se place dans la diachronie et qu'on examine l'évolution du concept de royauté.

Aux temps d'Homère, ou dans ceux dont il garde la mémoire, le roi (βασιλεύς) exerce pleinement la souveraineté de son domaine avec un pouvoir absolu, à l'égal des rois francs ou des rajas indiens. En revanche, dans les tablettes mycéniennes, loin d'être à la première place, son homonyme, le pasireu, n'occupe qu'un rôle secondaire dans la hiérarchie que nous livrent les documents. On a bien là le signe d'une mutation politique qui, suivie dans la religion, donnera à Zeus, dieu guerrier de l'orage, le premier rang du pouvoir. Une trace de ce processus est peut-être présente chez Hésiode (Théogonie, 892-893) dans le passage sur la naissance d'Athéna où, sur le conseil de Gaia et d'Ouranos, le dieu avait avalé Métis :


τὼς γάρ οἱ φρασάτην, ἱνα μὴ βασιληίδα τιμὴν
ἄλλος ἔχοι Διὸς ἀντὶ θεῶν αἰειγενετάων·

car ainsi expliquent-ils, jamais l'honneur royal
un autre ne pourra tenir que Zeus parmi les dieux toujours vivants.


Malgré l'emploi actualisé de l'adjectif βασιληίς, il faut bien comprendre qu'ici le roi de seconde fonction s'approprie la souveraineté juridique liée à la première : Métis (μῆ-τις, nom d'action sur la racine *meh1-, « mesurer ») est le fait de mesurer, c'est-à-dire de juger. Et, par cette ingestion, sa représentante Athéna sera sa fille, issue de lui.


Or il faut se souvenir que le dieu de l'orage est, par la pluie (y compris d'or !), le fécondateur par excellence et que la multiplication (dont on a ri à tort) de ses aventures amoureuses n'est que l'expression de sa fonction essentielle d'inséminateur (voir mon étude Vierges et orages). À partir de là, plus de mystère : ce Zeus devenant le premier des dieux, on ne pouvait, ne prêtant qu'aux riches, qu'en faire le géniteur de nombre de divinités dont la naissance s'était obscurcie ou, même, n'avait jamais été clairement définie. On n'oubliera pas, en effet, que les généalogies divines sont plus de la théologie que de l'histoire et que « fils de » y est toujours à prendre au sens de « procède de ». J'en donnerai un exemple simple.

Pour exprimer qu'Aphrodite, déesse de l'union sexuelle, procède d'une éjaculation masculine et d'une matrice féminine, Hésiode, poète gnomique utilisant probablement une tradition ancienne, nous la montre issue du sperme d'Ouranos tombant dans la mer. Homère, auteur d'épopées, en fait la fille de Zeus et de Dioné, une Océanide. Mais c'est le même théologème, seuls les noms changent !


Il faut donc s'attendre à ce que nombre d'enfants de Zeus, hors les héros fondateurs de lignages royaux comme Persée, ne soient que des hommages au roi des dieux et que, à l'époque mycénienne, d'autres concepts aient pu s'exprimer à travers la formulation généalogique. Encore faut-il être prudent et s'abstenir de bouleverser arbitrairement l'état attesté de la matière qui, après tout, peut fort bien être véritablement ancien …

Cependant, si l'on cherche des enfants de Zeus sur lesquels planeraient des doutes, on ne manque pas d'en trouver, pas plus loin que chez Aristophane (je l'ai constaté à plusieurs reprises fin connaisseur des choses de la religion). À la fin des Oiseaux (1651-1654), le héros Pisthétairos veut convaincre Héraklès de prendre le parti des oiseaux et lui déclare qu'il n'aurait de toute façon aucun droit, étant bâtard, à l'héritage de Zeus :


Ἡρακλης : Ἐγὼ νότος ; Τί λέγεις ;

Πισθεταιρος : Σὺ μέντοι νὴ Δία
ὤν γε ξένης γυναικός. Ἤ πῶς ἄν ποτε
ἐπίκληρον εἶναι Ἀθηναίαν δοκεῖς,
οὖσαν θυγατέρ’, ὄντων ἀδελφῶν γνησίων ;

Herakles : Moi bâtard ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Pisthetairos : Tu l'es assurément, par Zeus,
comme étant d'une femme étrangère. Ou comment, enfin,
épiclère serait Athéna, te semble-t-il,
étant fille, si elle avait des frères légitimes ?


Voilà qui est étonnant. La fille épiclère, selon la loi athénienne (mais aussi spartiate) était celle qui, n'ayant aucun frère, pouvait hériter de son père, à condition d'épouser un proche parent du lignage agnatique, soit son oncle paternel, soit un fils de celui-ci. Qu'Athéna soit épiclère, semble faire bon marché d'Arès, voire d'Héphaistos ! Mais il est vrai que, sur la naissance de ces deux-là, les choses ne sont pas si simples.

Pour ce qui est d'Arès, depuis Homère et Hésiode jusqu'à Apollodore, Pausanias et Hygin, il est clairement fils de Zeus et d'Héra. Seule une voix vient troubler cette unanimité, Ovide, qui, dans les Fastes (V.229ss), attribue la naissance de Mars à la seule Junon qui, jalouse de ce que Jupiter ait seul procréé Minerve, reçoit de Flora la fleur magique qui féconde par son toucher.

La situation est inverse pour Héphaistos. D'Hésiode à Hygin, la grande majorité des auteurs attribue sa naissance à Héra seule, là encore, jalouse de la naissance d'Athéna (on notera cependant que nul ne nous dit comment elle a fait). Cependant, là aussi, le fait est contesté. La plus ancienne attestation (Homere, Odyssée, VIII.309-312) nous montre Héphaistos qui, venant de piéger son épouse Aphrodite au lit avec Arès, parle de ses « deux parents » (τοκῆε δύω) dans le discours qu'il tient aux dieux.

Mais il est vrai qu'Homère ne nomme pas ces deux parents et que l'attestation est isolée : il faudra attendre Cicéron (De Natura Deorum, 3.22) pour voir attribuée à Zeus la paternité du Forgeron dans un texte qui résoud variantes et assimilations par la multiplication des instances divines (Opas est probablement Ptah et le « troisième » Jupiter, né en Crète, est le fils de Saturne) :


Volcani item complures : primus Caelo natus, ex quo Minerva Apollinem eum cuius in tutela Athenas antiqui historici esse voluerunt, secundus Nilo natus Opas ut Aegyptii appellant, quem custodem esse Aegypti volunt, tertius ex tertio Iove et Iunone, qui Lemni fabricae traditur praefuisse, quartus Maemalio natus, qui tenuit insulas propter Siciliam quae Volcaniae nominabantur.

De même plusieurs Vulcain. Le premier est né de Ciel ; de lui et de Minerve est cet Apollon sous la protection duquel était Athènes comme les anciens historiens l'ont prétendu. Le second, né du Nil, Opas ainsi que les Égyptiens l'appellent et qu'ils prétendent gardien de l'Égypte. Le troisième, du troisième Jupiter et de Junon, qui des ateliers de Lemnos, selon la tradition, était à la tête. Le quatrième, né de Maemalius, qui tenait les îles proches de la Sicile qu'on appelle Vulcaniennes.


Ces instances multiples ne peuvent que témoigner d'une instabilité des généalogies, susceptibles d'être refondues librement afin de suivre l'évolution idéologique des sociétés. Ces refontes étaient d'autant plus faciles qu'il n'y avait jamais eu aucune unification de la religion et que certains thèmes (jalousie d'Héra ) étaient toujours disponibles pour justifier de nouvelles interprétations. Je hasarderai donc sur un état proto-historique de cette famille l'hypothèse suivante, non explicitement attestée, mais confortée par un nombre d'indices qui me semble important.


Dans un état ultérieur où Zeus le fécondateur devient le titulaire de la souveraineté, cette descendance lui sera attribuée avec plus ou moins de réserves, la génitrice devenant éventuellement Héra, sauf dans le cas de Koré où la relation mère/fille était trop forte pour être rompue.

Il en résulte que le meilleur candidat, aussi bien comme atimite que comme représentant grec de l'aspect sombre de la première fonction, est bien Poséidon. Le dieu partage avec l'indien Varuṇa, non seulement — ce qui semble secondaire   — la maîtrise des Eaux et de la Mer, mais surtout la fonction de punisseur . Bien que l'aspect « lieur » lui échappe — il sera transféré sur son fils Héphaistos  —, la liaison de Poséidon avec l'aspect répressif de la justice est manifeste dans plusieurs procès, où il agit comme accusateur ou comme garant, soit d'un serment, soit de l'application d'une peine .

Les rapports étroits de Poséidon avec le cheval, notés depuis longtemps (outre Arion, il est aussi le père de Pégase), peuvent aussi être précisés. Ils se révèlent souvent métonymiques du char de combat, un attribut essentiel du dieu , et Dumézil (Mythe et épopée I, p. 126) a établi que, au moins en Inde, cette arme était, différentiellement, celle de la première fonction. Dans une énumération des capacités guerrières des héros (MBh, I, 123.39-43), si Bhīma est « particulièrement apte à la massue » (gadāyogyāṃ viśeṣataḥ), si Arjuna est « dans tous les traits et surtout à l'arc excellent » (sarvāstresu … astre gurvanurāge ca viśiṣto), arme de prestige en Inde, si Nakula et Sahadeva sont « deux jumeaux habiles à l'épée » (tsārukau yamajaau ubhau), l'aîné Yudhiṣṭhira, lui, est « le meilleur pour ce qui est du char » (rathaśreṣṭha).

La triade d'un père et de ses deux fils que j'entends ici mettre en lumière se laisse également saisir, en tout ou en partie, dans un certain nombre de circonstances non nécessaires. Arès et Héphaistos sont l'un et l'autre époux d'Aphrodite et, dans une circonstance où cette alternance est montrée comme conflictuelle (voir Les Amours d'Aphrodite), c'est Poséidon qui s'occupe de gérer l'affaire. On retrouve également les trois dieux, dans un autre rapport d'antagonisme, autour de la plus célèbre des courses de chars, celle qui oppose Pélops, protégé de Poséidon, à Œnomaos, fils d'Arès (Hygin, Fables, 159, Diodore, IV, 73). Pausanias nous précise en effet dans son énumération des autels d'Olympie (V, 14.6) :


τοῦ δὲ Ἡφαίστου τὸν βωμόν εἰσιν Ἠλείων οἳ ὀνομάζουσιν Ἀρείου Διός· λέγουσι δὲ οἱ αὐτοὶ οὗτοι καὶ ὡς Οἰνόμαος ἐπὶ τοῦ βωμοῦ τούτου θύοι τῶι Ἀρείωι Διί, ὁπότε τῶν Ἱπποδαμείας μνηστήρων καθίστασθαι μέλλοι τινὶ ἐς ἵππων ἅμιλλαν.

L'autel d'Héphaistos, il y en a parmi les Éléens qui l'appellent de Zeus Areios ; ceux-là mêmes disent qu'Œnomaos sur cet autel sacrifiait à Zeus Areios quand avec l'un des prétendants d'Hippodamie il devait se préparer à la course de chevaux.


Sans qu'il soit évidemment possible de déterminer la chose, on peut imaginer que, le divin (Ζεύς pour δῖος ?) Arès n'ayant pas d'autel, on pouvait utiliser celui d'Héphaistos pour lui sacrifier ou, au contraire, qu'un plus convenable Forgeron ait supplanté l'ancien Tueur dans des rituels liés aux armes. Peu importe, ce qu'on constate ici c'est la permutabilité des deux divinités.

Sur l'Acropole d'Athènes, il y avait trois autels à l'entrée de l'Éréchtheion (Pausanias, I, 26.5) ; outre celui dédié au héros Boutès, ancêtre éponyme des desservants du temple, on trouve ceux d'Héphaistos et de Poséidon, ce dernier recevant aussi les hommages à Éréchthée, frère de Boutès. Arès, comme Poséidon, a des rapports significatifs avec le char de combat et on peut voir en lui un Punisseur si l'on considère les guerres antiques comme un enchaînement de contre-razzias, d'expéditions punitives, analyse attestée par le long développement sur les origines mythiques des guerres médiques avec lequel Hérodote entame ses Histoires (I, 1-5).

On notera aussi que des deux héros les plus célèbres portant le nom de Cycnos, celui tué par Achille (Pindare, Olympiques, II.90, détails dans Ovide, Métamorphoses, XII, 72 et suiv.) et celui tué par Héraklès (Hesiode, Bouclier, passim), le premier est fils de Poséidon, le second d'Arès. Enfin, les monnaies des îles Lipari représentent généralement Héphaistos, souvent seul, mais parfois accompagné de Poséidon ou d'Arès (Cavedoni, Monete antiche dell’isola di Lipari., Modena, 1869). Or, si la présence des deux premiers peut se justifier par la nature de ces îles volcaniques, celle du troisième est plus surprenante.

Cette nébuleuse de faits, bien que mal structurée, engage cependant à voir Héphaistos et Arès comme des acolytes de Poséidon dans l'aspect sombre de la première fonction et justifie qu'une théologie ancienne ait pu le traduire en termes de généalogie. On pourrait même faire un pas de plus et remarquer que, selon le principe d'opposition binaire que je propose dans La Trifonctionalité, un artefact ?, ils se répartissent entre des aspects clair et sombre de la punition, le Lieur restant plus mesuré que le Tueur (la prison et l'esclavage comme atténuations de la peine capitale et du massacre). Et c'est peut-être cet aspect sombre d'Arès qui le place un peu à l'écart du Panthéon ; il n'est guère vénéré, ses temples sont rares (on a pu dire d'Arès, comme d'Hadès : « Inutile de leur faire des offrandes, ils se servent eux-mêmes ! » ) et, dans l'iconographie il ne figure le plus souvent que parmi les assemblées divines. À l'écart aussi du monde grec : dieu des Scythes et des Amazones.


L'ensemble de cette structure est analysée avec plus de détails dans Les Dieux souverains à Athènes et ceci conclut l'interprétation des lignes 4 et 5, dévolues à la première fonction. Passons à la seconde.

ligne 6.1 : dipteraporo, RA 1, O 3

Ici, la trancription en grec ne pose guère de problèmes, on lit *Διφθερα-φόρος, « porteur de peau », c'est l'interprétation qui est plus délicate. On a pu y voir le personnage revêtu d'une peau tachetée qui apparaît dans plusieurs documents figurés (Stella, La Civiltà micenea nei documenti contemporanei, p. 260, n. 111) ou, option laïcisante, un porteur de parchemins ou de tablettes (Gerard-Rousseau, Les Mentions religieuses dans les tablettes mycéniennes, p. 64 et n. 6).

S'il s'agit — comme je le pense — d'une désignation allusive, la tradition iconographique nous suggère d'abord Héraklès, revêtu de la peau du lion de Némée, mais cette léonide ne donne pas lieu à épiclèse dans la littérature. En revanche, si l'iconographie — autant que je sache — ne nous montre Zeus que torse nu ou revêtu d'un vague manteau, l'épithète Ζεὺς αἰγί-οχος, « Zeus qui brandit/agite l'Égide » est, depuis les textes les plus anciens (Homere, Iliade, II.375, etc. et Hesiode, Théogonie, 11, 13, etc.), d'une extrême banalité. Or, sur de tels points, je fais beaucoup plus confiance aux textes, très souvent gardiens d'épiclèses ou d'épithètes très archaïques et qui, quelquefois, ne sont même plus compréhensibles. L'iconographie, elle, d'attestation plus récente, a besoin de signes identificateurs, celui de Zeus est le foudre, tandis que l'égide est celui d'Athéna, la tradition indiquant que le dieu l'a cédée à sa fille quand furent terminés les luttes d'accès au pouvoir. Éliminant donc l'hypothèse « Héraklès », d'autant plus qu'on retrouvera ce dieu plus loin, nous allons nous intéresser de plus près à l'Égide.


Aussi bien par la tradition mythique que par une étymologie possible (αἴξ, « chèvre »), l'Égide (αἰγίς) est sans ambiguïté une peau de chèvre, garnie de franges qui, souvent, sont décrites comme des serpents. Je ne pense pas cependant que ces serpents soient originels, ils ne me semblent que métonymiques de la tête de Méduse. D'ailleurs, quand cette tête est effectivement fixée sur l'Égide, les témoignages iconographiques montrent que les serpents deviennent de bien plus paisibles boucles.

En fait, ce que je crois, c'est que l'objet fut d'abord une simple métaphore de l'orage, la peau signifiant la sombre nuée du cumulo-nimbus (en Grèce, les chèvres sont normalement noires) et les franges pouvant représenter les traits de l'averse ou les éclairs. Et c'est là qu'il faut faire appel à un autre sens de αἰγίς, « tempête, nuée orageuse » tel qu'Eschyle l'emploie dans les Choéphores (591-592) :


Πτανά τε καὶ πεδοβά-
μονα κἀνεμόεντ᾽ ἂν
αἰγίδων φράσαι κότον.

Ce qui vole et ce qui marche,
battus des vents,
pourraient témoigner de la colère des « égides ».


On ne peut alors exclure, une autre étymologie ayant été proposée pour ce sens par rapprochement du sanskrit éja-ti < *aig-o-, « s'agiter », et du norrois eikenn, « furieux,tempêtant », que la tempête ne soit un sens premier et que la chèvre n'en soit qu'une étymologie populaire. Encore qu'entre les vents déchaînés et la chèvre bondissante, on puisse trouver αἴγες, « vagues », comme intermédiaire sémantique.

Mais, quelle qu'en soit l'origine, il résulte de tout ceci que l'Égide est bien un attribut de Zeus et que dipteraporo est bien une épiclèse convaincante de ce dieu, « Porteur de l'Égide ».

ligne 6.2 : koro, ? 1

La première idée serait d'y reconnaître le segment koro, « fils », de la ligne précédente et tout le problème est alors la taille de la lacune qui suit. Soit elle peut contenir deux caractères et on peut penser à un datif duel ou pluriel « koroi, X 1 », soit elle n'en contient qu'un, « koro, X 1 », et il s'agit d'un singulier. Cette question n'est pas sans intérêt car ces fils (sous-entendus, du Zeus qui précède) ne pourraient être que Kastor et Polydeukès, les Dioscures, dont j'ai montré dans La Trifonctionalité, un artefact ? que, contrairement aux opinions qui les assimilent à la troisième fonction par calque des Aśvin indiens, ils appartenaient sans aucun doute à la seconde. Or, clairement, on ne voit guère comment un seul des deux pourrait être cité isolément.


S'il n'y a qu'un fils, on pourrait aussi penser à Héraklès, le dernier fils de Zeus, conçu comme devant être idéal et qui, dans la mythologie grecque, a pris sur lui la tâche d'extermination des monstres et de libérateur des Eaux et des Vaches qui, en Inde était un des rôles essentiels d'Indra.

Hélas, j'y vois deux obstacles. D'abord, il est bien possible que ce transfert ne se soit produit qu'à date post-mycénienne, lors de l'accession de Zeus à la souveraineté absolue, peu compatible avec la conservation d'un statut de tueur itinérant. De plus, je donne plus loin une autre identification d'Héraklès et, si j'ai un moment cru que le héros des mythes résultait d'un syncrétisme, je n'en suis plus si sûr aujourd'hui (là-dessus, voir mon étude Héraklès et Dionysos). Enfin, les offrandes indiquées (une seule) sont bien maigres pour un Héraklès dont la réputation de gloutonnerie est bien attestée.


Je m'en tiendrai donc à l'hypothèse des Dioscures, examinant à présent le problème de savoir qui est leur mère. La tradition littéraire nous conte là-dessus une histoire merveilleuse que je donne ici dans la version concise d'Apollodore (III.10.7) :


Διὸς δὲ Λήδᾳ συνελθόντος ὁμοιωθέντος κύκνῳ, καὶ κατὰ τὴν αὐτὴν νύκτα Τυνδάρεω, Διὸς μὲν ἐγεννήθη Πολυδεύκης καὶ Ἑλένη, Τυνδάρεω δὲ Κάστωρ <καὶ Κλυταιμνήστρα>.

Mais Zeus à Léda s'unit, s'étant rendu semblable à un cygne, et, pendant la même nuit, Tyndare ; Zeus engendra Polydeukès et Hélène, Tyndare, lui, Kastor [et Klytemnestre].

(ce dernier nom ne figure pas dans les manuscrits, c'est une conjecture acceptée par plusieurs éditeurs, soucieux sans doute de canonicité)


Cette version présente cependant plusieurs étrangetés. Pourquoi Zeus aurait-il pris la forme d'un cygne pour s'unir à une humaine, alors que cet oiseau ne fait nullement partie de ses attributs ? Pourquoi un vase athénien (Louvre CA 2260) nous montre-t-il les Dioscures surveillant un œuf en compagnie de Léda et Tyndare ?

Fort heureusement, nous avons les traces de versions plus cohérentes montrant qu'Hélène est vraisemblablement, issue seule de l'œuf, la fille d'Aphrodite (sous la forme d'une oie) nommée ici Némésis (voir Les Cinq maris d'Hélène ). Les Dioscures seraient alors ses aînés mais, dans ces versions, leur mère n'est jamais nommée et, par défaut, on peut supposer qu'il s'agisse de Léda ou d'une déesse dont elle serait l'hypostase. Or, il y a deux raisons de penser qu'Aphrodite serait une bonne candidate à être le modèle de Léda :

Mais un autre problème attire notre attention : pourquoi cette mère n'est pas non plus nommée dans la tablette, pourquoi a-t-on seulement koroi, en opposition au dakoroi de la ligne précédente ? Une réponse simple, bien qu'indémontrable, serait de supposer que c'est parce que, parèdre du dieu, elle porte déjà le nom de Zeus !

Il pourrait en effet s'agir de Dioné (Διώνη < diwos-nā, « Celle de Zeus »), ancienne épouse de Zeus dont, d'après Homère (Iliade, V.370 et suiv.), il aurait eu Aphrodite. En effet, les deux déesses sont très proches l'une de l'autre. Dioné était honorée avec Zeus au sanctuaire de Dodone et leurs prêtresses s'y appelaient les « colombes », oiseau emblématique d'Aphrodite. De plus, il est arrivé que des auteurs considèrent Aphrodite et Dioné comme synonymes.


Mais tout cela ne joue en fait que peu de rôle dans la lecture de la tablette et, la seconde fonction étant close, il faut maintenant passer à la troisième.

ligne 7.1 : wanakate, TE 1

Immédiatemant le choix s'est imposé — et s'impose encore — de lire ce nom *ϝανάκτει > ἄνακτι, « seigneur, prince », en dépit de la syllabation étrange du groupe consonantique (on attendrait -kete), l'ensemble de la ligne étant jusqu'ici considéré comme une dotation au couple royal.

Mais, si on continue à penser qu'il faut considérer ces noms comme des épiclèses de divinités, un nom s'impose, immédiatement, celui d'Apollon, le dieu auquel, beaucoup plus qu'à aucun autre, on donne le titre d'ἄναξ, titre qui connote souvent dans les textes, le sémantisme de « protecteur, sauveur » (là-dessus, voir Chantraine, DELG, sv.).


Je m'abstiendrai de développer maintenant les arguments qui, plus fortement qu'une fréquence d'appellation, justifient mon choix d'Apollon. En effet, certaines divinités sont mal dissociables et il faudra attendre la ligne 8 pour traiter plus complètement ce problème.

ligne 7.2 : potinija, ? ?

Là encore, guère de doute sur la lecture, il s'agit de πότνια, « la maîtresse ». Mais le terme, fort peu employé pour la « maîtresse de maison », est essentiellement une désignation elliptique des déesses. Il est en effet normalement employé avec un déterminant : on a déjà en mycénien sito potinija, « déesse des céréales », et, en grec alphabétique, le mot est souvent employé pour désigner Artémis, Πότνια Θερῶν, « maîtresse des fauves » (Homere, Iliade, XXI.470), mais d'autres déesses, Athéna, Aphrodite, Héra et, au pluriel, Déméter et Koré, bénéficient de ce titre, avec ou sans déterminant.

En l'absence d'un déterminant, il y a donc ici une ambiguïté qui a d'ailleurs conduit à des identifications diverses. Cependant, sans trop s'aventurer, on peut considérer que le couplage avec wanakate fait office de déterminant et parier pour Artémis, la liaison entre elle et Apollon étant d'une très grande force. Non seulement ils sont jumeaux, spécialistes de l'archerie et de la chasse mais — et c'est ce qui nous intéresse dans le cadre de la troisième fonction — ils sont les protecteurs des adolescents et patronnent les rituels de passage à l'âge adulte : le jeune garçon consacre alors à Apollon les cheveux qu'il vient de couper, la fillette, l'année de ses premières règles, va au sanctuaire du Brauron « faire l'ourse » pour Artémis.

Et, s'ils décochent facilement leurs flèches pour châtier les impies, ils savent surtout soigner : Apollon, déjà médecin divin, est le père d'Asklépios, dieu de la médecine, et Artémis est spécialisée dans la protection des femmes en couche, trait qui lui a d'ailleurs valu son assimilation à la Diane latine.

ligne 8.1 : eti, U 1

On a proposé plusieurs lectures de ce digramme assez altéré, y compris un era (Ἥρα) dont la position serait étrange, mais la conjecture rencontrant le plus d'adhérents est d'y voir la conjonction forte ἔτι, « encore, en outre ». Alors, deux interprétations seraient envisageables. Soit le scribe aurait fait le rejet d'un U 1 de la ligne précédente, mais il semble bien qu'il y disposait de la place nécessaire . Soit, plus probablement, il avait l'intention de signifier une relation forte entre les lignes 7 et 8 qu'il considérait comme peu dissociables et la présence de la conjonction a alors entraîné une inversion syntactique : « un U à Hermès », au lieu de l'habituel « à Hermès, un U ».

ligne 8.2 : [U 1], emaa2,

La lecture « à Hermès » est ici banale, reposant sur un *Ἑρμᾱᾱι bien cohérent avec les variantes homériques Ἑρμείας (Odyssée, I.42) et Ἑρμέᾳ (Iliade, V.390). De plus, c'est justement la possibilité de lire wanakata eti emaa2 comme « Apollon et Hermès » qui a en premier lieu attiré mon attention sur cette tablette, leur position dans le dernier tiers suggérant qu'on puisse se trouver devant une liste divine.

En effet, j'avais déjà commencé d'établir que ces deux frères, bien plus que les Dioscures, étaient en Grèce les représentants des jumeaux de troisième fonction dont le modèle se trouve dans les Aśvin indiens. Mais, aujourd'hui, la matière de cette étude est trop riche pour trouver sa place ici et on se référera à son état actuel dans Apollon et Hermès.

ligne 8.3 : [U 1], pe- ? ?

Il n'est bien sûr pas question de reconstituer ici un nom aussi mutilé et je me contenterai ici de ce que les fées (ou Hermès ?) m'ont suggéré, hypothèse aux ailes fort diaphanes.


Si l'on cherche, symétrie oblige, quelle divinité peut être avec Hermès dans le même rapport qu'Artémis avec Apollon, faute de sœur d'Hermès, on ne peut se rabattre que sur les attributs et les fonctions. Or, si à l'arc on substitue les ailes, et, à la protection des jeunes, la délivrance des messages, le nom d'Iris s'impose.

Quant à l'épiclèse de cette déesse qui aurait figuré sur la tablette, une enquête rapide ne m'a apporté que le seul nom de Φέρουσα, « celle qui porte ». Ce nom figure dans les listes de Néréides que nous donnent Homère (Iliade, XVIII.43) et Hésiode (Théogonie, 248), mais il faut bien reconnaître que ces listes ne sont pas d'une très haute signification. En revanche, ce nom de « Porteuse » convient doublement à Iris dont les deux seules fonctions attestées sont la délivrance des messages et le transport de l'eau du Styx quand un dieu doit prêter sur cette eau sacrée le « Grand serment des dieux » (détails dans Vérité et immortalité).


Proposer un perota (*bher-o-nt-eh2-i) pour combler la lacune est probablement un peu trop audacieux, mais la tentation est forte … En attendant, on pourra considérer que la simple existence de cette possibilité est au moins un indice (en utilisant la notion de probabilité conditionnelle ) de la cohérence de ma méthode.

ligne 9.1 : akawone, MA 1

On attend maintenant le nom du déesse de troisième fonction mais la chose présente apparemment un obstacle puisque la forme semble bien être le datif d'un thème en -ων et que, sauf omission de ma part, aucun théonyme ou anthroponyme féminin du grec n'atteste de ce suffixe. Il faut cependant ne pas en surestimer la portée, trois arguments permettant de réduire l'obstacle :



Ceci étant réglé, comment envisager la coupe ? Il n'y a guère d'autre solution, si l'on veut que chaque segment ait une taille raisonnable que de proposer ak-awon. Or le dernier segment pourrait fort bien se comprendre ἠϊών, « rivage » (Homere, Iliade, XVII.265 : ἠιόνες βοόωσιν, "— ◡ ◡ — ◡ ◡ — ◡", … ), l'occurrence ᾐών chez Euripide (Oreste, 994) et la forme dorienne ᾱιών montrant bien que la diérèse homérique est d'origine métrique. On peut donc accepter un étymon *ᾱιϝών qui serait bien transcrit -awon en linéaire B.

Mais, avec le rivage, le chasseur a levé la piste car c'est le lieu de confins, entre mer et terre, où, du barattement des eaux, se forme l'écume, ni sèche ni humide, matière ambiguë d'où naquit Aphrodite. Et la blancheur de l'écume, appelle évidemment la racine de ἀργός, « blanc, brillant ». Il reste cependant à expliquer la forme étrange, ἀργ-, de ce premier membre ainsi que la structure du composé.

On pourrait faire intervenir un thème en « s », *ἀργεσ-, dont l'existence est indirectement attestée par des dérivés, mais « dont le rivage est blancheur/clarté » ne veut pas dire grand chose. La solution la plus simple est de considérer qu'il a pu exister un causatif *ἀργέω, « blanchir ». On aurait ainsi un composé du type φερέοικος/φέροικος, « qui porte sa maison : nomade, escargot ».


On aboutit ainsi au sens « celle qui blanchit le rivage », appellation de l'écume, substance qui est plus qu'une métonymie d'Aphrodite puisque le nom même de la déesse peut référer à ἀφρός, « écume ».

ligne 9.2 : para- ? ? 2

La lacune, beaucoup moins grande que la transcription ne le fait croire (la brisure est en oblique et les triangles résiduels sont vierges), ne peut guère contenir que deux caractères, ce qui, compte tenu de la nécessité d'un idéogramme précédant « 2 », ne laisse comme possibilité qu'un trilitère para-?. Un rapide inventaire du lexique nous réduit au seul parake, datif de πάλλαξ, « jeune garçon », dont il faut maintenant s'employer à déterminer précisément le sens car il n'est que tardivement attesté (ier siècle de notre ère).


Le mot est sûrement bien plus ancien car on lui connait un féminin παλλακή, « concubine, maîtresse d'un homme marié » (Hérodote, ve siècle). Et on est bien dans le domaine explicite d'Aphrodite car, si le mot s'emploie aussi pour la prostitution sacrée, il ne se confond jamais ni avec πόρνη, « pute », ni avec ἐταίρα, « courtisane ». C'est pourquoi je pense qu'on peut ici l'identifier à Eros sous sa manifestation comme fils de la déesse, jeune garçon ailé dont témoigne une abondante iconographie. Et si, dès le ive siécle, il apparaît sous la forme d'un bambin, les plus anciennes représentations lui donnent la beauté d'un éphèbe, plus compatible avec le rôle viril qu'il tiendra dans le conte « Amour et Psyché » des Métamorphoses d'Apulée.

Et, pour conforter cet usage de πάλλαξ dans la désignation d'Éros, je ferai un saut de plusieurs siècles car le mot a survécu en grec moderne dans l'hypocoristique παλληκάρι dont le sens actuel courant est « fier guerrier ». Cependant, ce sens est fortement influencé par toute l'hagiographie qui entoure les héros de la guerre qui, au xixe siècle, délivra la Grèce du joug turc car, dans la poésie populaire, le terme présente toujours une forte connotation amoureuse . Sous réserve d'études plus précises, il est aussi possible que le glissement de sens de l'amant au guerrier remonte à la littérature épico-érotique du xviie siècle dont l'exemple le plus notable est l'Erotocritos de Vitzenzo Kornaros.


Éros serait bien à sa place ici en compagnie de sa mère et, avec lui, se clot la partie de la liste consacrée à la troisième fonction. Passons à la divinité qui ferme cette liste.

lignes 10 + 11 : rawaketa, MA 1, KO 1, ?-me 1, O 1, wike 1, ? ?

Sans aucun problème, on a ici le général en chef, le λᾱγέτᾱς, « celui qui conduit le peuple en armes », construit sur λᾱός, « l'ensemble des hommes de troupe » et ἄγω, « conduire ».

La divinité indienne qui présiderait à cette fonction est bien le dieu « fermeur » Agni, celui-ci (dans le Mahābhārata) s'incarnant en Dhṛṣtadyumna, frère de Draupadī, qui est le général en chef de l'armée des Pāṇḍava. Le Ṛg Veda présente en outre souvent Agni comme un Dieu guerrier, compagnon fréquent d’Indra et le fait que les hymnes, comme il est naturel, le présentent essentiellement comme lié au sacrifice n’a rien de contradictoire, Madeleine Biardeau ayant clairement montré que la guerre en elle-même pouvait être considérée comme un sacrifice .


J'ai de bonnes raisons de penser que l'équivalent grec d'Agni est Héraklès. Cela peut surprendre, compte tenu de ce qu'on a coutume de retenir de ce héros, mais l'étonnement sera de courte durée si l'on examine l'ensemble de sa carrière, ce que je fais dans Héraklès et Dionysos. Sans utiliser la forte solidarité de ces deux dieux à séjour « terrestre » qui permet de les comparer au couple indien Agni/Soma, j'en résume ici les points essentiels :

On notera enfin l'abondance des dotations de nourriture qui lui sont faites dans la liste mycénienne ; la gloutonnerie d'Héraklès est très souvent signalée (et pas seulement dans la comédie) et elle le rattache aussi à Agni par l'image universelle du « feu dévorant ». Mais il y a dans ces attributions une difficulté sur laquelle il convient de s'attarder. Dans les deux autres lignes où elles sont multiples, le scribe finit par les brochettes, « PE 2 KA 1 O 6 » (ligne 3), « RA 1 O 3 » (ligne 6) et il n'y a aucune raison de supposer que le hasard y soit pour quelque chose dans une tablette aussi « rituelle ».

Or il y a une façon d'expliquer cette anomalie apparente de la dernière ligne, c'est de supposer que les attributions au lawagète se terminent bien avec « O 1 » et que commence alors un nouveau nom, d'autant plus qu'il n'est pas impossible d'interpréter celui-ci. La ligne 11 est interrompue par une brisure qui suit un caractère formé d'une seule ligne verticale, |, classiquement lue « 1 ». Or on a de nombreux exemples de graphies de ra (𐀨) qui ne sont pas connexes (voir, entre autres, celui qui débute la ligne 10) et j'envisage donc la possibilité de lire, à cheval sur les lignes 10 et 11, wikera que j'interprèterais *ἰκέλῃ, « au lieutenant » , d'autant plus que, dans ses fonctions de stratège, Héraklès possède effectivement un second bien identifiable, compagnon de toutes les épreuves et son successeur à la tête des Héraclides : son neveu Iolaos (Ἰόλαος), le fils d'Iphiclès. Et on n'objectera pas d'une quelconque importance mineure de ce héros qui ne serait qu'un effet de perspective dû à son effacement dans les ouvrages ad usum delphini en tant qu'éromène d'Héraklès (voir sur Iolaos, Sergent, Homosexualité et initiation chez les peuples indo-européens, p. 173-184). Le héros tenait un rôle important dans le paysage mythique grec, bien plus que celui de simple comparse dans la geste hérakléenne.

Le comparatisme n'apporte pas de données permettant d'aller plus loin, l'Inde, l'Iran ni Rome ne fournissant qu'un dossier vide sur tout ce qui pourrait avoir un rapport avec l'homosexualité. En Grèce, un tel tabou n'existe pas ; la plupart des dieux y sont réputés avoir été érastes ou éromènes et Patrocle tient bien un rôle de « semblable » à Achille quand il combat à sa place, revêtu de ses armes et accomplissant des exploits équivalents. Cependant, Héraklès n'entre pas dans une structure divine suffisamment explicite pour qu'on puisse déterminer un dieu modèle de Iolaos.



COMMENTAIRE GÉNÉRAL

1. de l'usage des épiclèses

On n'aura pas manqué d'observer que presque toutes les divinités sont désignées par des épiclèses, y compris celles dont les noms sont attestés ailleurs en mycénien (Poséidon, Artémis, etc.). Or, même en tenant compte de ce que les vrais noms des dieux sont en général secrets et que ceux que nous connaissons ne sont probablement que des épiclèses stabilisées, on s'étonnera de ne trouver ici presque aucune des appellations que nous rencontrons dans le grec alphabétique. Je crois que l'explication en est simple et que notre étonnement n'est dû qu'à une erreur de perspective.

Pour la plupart des gens d'aujourd'hui, les dieux grecs ne sont que les protagonistes d'histoires merveilleuses. Mais ils ne sont pas des dieux. Pour les croyants monothéistes ils ne sont que des idoles, de « faux dieux », et, pour les athées, la question ne se pose même pas. En revanche, aux temps où ils étaient les divinités d'une religion vivante, ordonnatrice du monde et fondatrice de la réalité, ils faisaient l'objet d'un respect rigoureux, les mots qu'on leur adressait avaient du poids et on sait que dans l'Athènes de Périclès, si brillante par sa liberté de pensée, un acte ou des paroles d'impiété pouvaient encore être punis de mort.

On comprendra alors qu'un scribe ait pu avoir une certaine réserve et répugner à écrire sur ce qui n'était qu'un document comptable les noms usuels des dieux qu'on disait et entendait dans les prières et dans les hymnes. Non que ce soit systématique puisque d'autre tablettes nous révèlent des noms divins que nous connaissons par le grec alphabétique, mais il faut compter ici avec la rareté probable et l'importance vitale d'une cérémonie qui devait conjurer l'imminence d'un désastre : « euphémiser » était se garantir du moindre risque de faute rituelle. Et c'est ici qu'il faut aussi se souvenir que la tablette n'a pas été retrouvée dans les localisations usuelles des textes de ce scribe, suggérant qu'il n'était pas habitué à en noter de cette importance.


Faut-il pour autant comprendre *Théson et Hermès comme des épiclèses qui auraient survécu, éventuellement parce qu'elles étaient de formation si naturelle qu'elles ont pu être retrouvées indépendamment ? Le mieux est de voir si on peut en comprendre le sens.


J'ai fait remonter teqijone à une forme *dheh1kw-y-ōn où la labiovélaire pourrait aussi être une sonore aspirée, le linéaire B ne faisant pas la distinction entre les deux et l'évolution phonétique conduisant de toute façon au même résultat : *Θήσων. Mais ce résultat, obtenu par des considération de trifonctionalité et par l'évocation du juste et pieux Thésée (Θησεύς < *dheh1kw-y-ēus), possède un cognat en grec car la forme au degré radical zéro *dhh1kw-i-s aboutit régulièrement au nom de la déesse marine Thétis (Θέτις ).

Que savons-nous de cette déesse ? Je résume ici les conclusions de Les Dieux souverains à Athènes. Son statut de Néréide, fille du Vieux de la Mer, paraît bien pâle, eu égard à son importance dans la mythologie : elle est, de loin, la plus célèbre de ses sœurs et, seule d'entre elles, entretient des relations nombreuses avec l'Olympe :

La liste est assez claire, elle présente une divinité foncièrement secourable, ayant plusieurs rapports avec la première fonction et présentant un sens aigu de la justice. Rien qui ne diverge de ce que nous avons vu de *Théson.

Je discute également dans l'étude citée d'une famille τέθηπα, θάμβος, θώψ, mais en établir le sens originel (« être sans défense », « supplier ») suppose des glissements sémantiques peu attestés et la bascule « secourir/demander du secours » ne se lit pas clairement dans les formes.

En revanche, on possède un bon cognat dans le vieil-irlandais dag (*dhoh1ghw-), « bon », qui forme le nom du Dagda, « le dieu bon » (*Dago-devos), divinité souveraine du panthéon irlandais : dieu-druide par excellence (Guyonvarc'h/Le Roux, Les Druides), il a en charge le sacré, l'amitié et les contrats, ce qui fait de lui une divinité du côté clair de la première fonction. C'est donc en prenant ici dag au sens de « secourable » que je choisis cet adjectif comme l'épiclèse signifiée par *Théson.


Le cas de Hermès est tout autre. C'est une vieille question de se demander le rapport existant entre le nom du dieu et ἕρμα, « étai, appui, rocher, récif », mais aussi « cippe » ou « tas de pierres », en particulier ceux qui, jalonnant les sentiers, permettent aux voyageurs de suivre la bonne route. Cependant, ce dernier emploi semble secondaire et Chantraine (DELG) pose simplement « pierre », isolée ou en tas, comme sens premier, ce qui semble a priori exclure un rapport avec Hermès.

On s'est moins intéressé à un second ἕρμα, « pendentif, collier » (le sens plus précis « pendants d'oreilles » que les lexiques donnent pour les attestations homériques (Iliade, XIV.182 et Odyssée, XVIII.297) n'y est en fait que contextuel), qui se rattache à une racine *ser-, attestée par les grecs εἴρω (< *ser-yō, avec psilose), « enfiler, attacher en file », ὅρμος, « collier », et par le vieil-islandais : sørvi, « collier de perles enfilées ».

Cette racine est susceptible d'emplois métaphoriques, tel celui assimilant l'axe syntagmatique de la parole à une enfilade de mots : « au fil des mots », « enfiler une tirade », etc. Ceci est confirmé par le latin sermō, « discours suivi », et, probablement, par le nom de la déesse indienne Sarasvatī (telle la Muse grecque, elle patronne les arts et est souvent invoquée en tête des poèmes épiques) qui pourrait provenir de *seres-went-, « riche en récits/chants » (l'évolution phonétique a conduit les Indiens à identifier la déesse avec la rivière Sarasvatī mais il vaut mieux comprendre cette dernière comme *sales-went-, « riche en baignades »). Ceci conduit à en envisager un autre emploi métaphorique et à restituer un ἕρμα au sens de « jalonnement d'un sentier », facilement confondu avec ἕρμα, « pierre ». On peut alors ainsi, sans difficultés, retrouver une fonction essentielle d'Hermès : « celui qui guide le voyageur », que ce soit sur les chemins du monde ou vers l'Hadès. Pour éviter une longue périphrase, je traduirai : « celui des sentiers ».

2. tableau récapitulatif

Je résume l'ensemble dans un tableau où des nuances de gris notent le degré de fiabilité individuelle de certaines reconstructions. On notera cependant que chacune est plausible et justifiée et que le tout forme un ensemble cohérent.


épiclèse dieu grec
ouvreur le héraut Zeus (ciel)
1re fonction le secourable *Théson
la brodeuse Athéna
celui qui punit en retour Poséidon
les fils de Dê Héphaistos et Arès
2nde fonction le porteur de la peau Zeus (orage)
les fils Polydeukès et Kastor
3e fonction le seigneur Apollon
la maîtresse Artémis
celui des sentiers Hermès
la porteuse Iris
celle qui blanchit la rive Aphrodite
le jeune garçon Éros
fermeur le général Héraklès
le lieutenant Iolaos

Un dernier problème à examiner est la taille de cette liste.

3. douze dieux ?

Selon que l'on écarte ou non les dieux extrêmes qui ouvrent et ferment le rituel, et qu'on suppose ou non que le duel dakoroi « compte pour un », on arriverait à un décompte de douze à quinze divinités, probablement donc un peu plus que les « Douze Dieux » (οἱ δώδεκα [θεοί]) traditionnels. Mais les incertitudes justifient qu'on examine la possibilité d'une rencontre numérique.

Hélas, établir une liste canonique des Douze n'est pas si facile (Leveque/Sechan, Les Grandes divinités de la Grèce, ch. I, § IV) car, si le nombre « douze » est déjà implicitement chez Homère (Hymne à Hermès, 128 et suiv.), il faut attendre un peu pour avoir des listes effectives, celles-ci sont peu nombreuses et elles sont très variables selon les villes et les époques.

Ce n'est qu'au iiie siècle que s'établira une liste canonique, organisée en six couples d'un dieu et d'une déesse :


Zeus Poséidon Apollon Arès Hermès Héphaistos
Héra Déméter Artémis Aphrodite Athéna Hestia
liste grecque

alors que la liste romaine du lectisterne de 217 donnée par Tite-Live (voir en exergue) présente quelques différences mineures :


Jupiter
(Zeus)
Neptune
(Poséidon)
Mars
(Arès)
Apollon
(Apollon)
Vulcain
(Héphaistos)
Mercure
(Hermès)
Junon
(Héra)
Minerve
(Athéna)
Vénus
(Aphrodite)
Diane
(Artémis)
Vesta
(Hestia)
Cérès
(Déméter)
liste romaine

Ces différences peuvent être d'origines diverses, la plus importante étant probablement la persistance de l'ancienne religion romaine sous le vernis de l'assimilation grecque. C'est ainsi qu'on aura pu grouper Mercure, simple dieu des marchés, avec une Cérès purement agricole, ou Vulcain, qui protégeait les moissons du feu sauvage des incendies, avec Vesta, gardienne du feu sacré de l'espace domestique.

Les mythes grecs les plus célèbres, non la théologie proprement dite, ont peut-être eu aussi une influence en tant que thèmes appréciés de l'art figuratif. Je pense aux amours d'Arès et d'Aphrodite et, surtout, au jugement de Pâris qui est sans doute responsable d'une triade Junon, Minerve et Vénus, ici en tête de la liste des déesses.

Y aurait-il aussi des archaïsmes qui remonteraient à la période mycénienne en sautant la Grèce classique ? Je n'y crois guère. Le seul couple qui pourrait y faire songer, Neptune et Minerve, peu cohérent du point de vue romain, est susceptible de provenir de la Dispute de l'Attique et on peut même songer à un motif politique, l'exaltation de la marine de guerre romaine. On se rappelle en effet que Hannibal (contre la menace duquel on effectue ce lectisterne) a dû faire le tour de la Méditerranée occidentale pour marcher sur Rome.


La liste gecque, quant à elle, ne diffère pas tellement de la liste mycénienne si on présente celles-ci de façon à mettre leurs ressemblances en évidence :


Héphaistos Poséidon Zeus Apollon Hermès Arès
Hestia Déméter Héra Artémis Athéna Aphrodite
liste grecque permutée

*Théson Poséidon Zeus Apollon Hermès Aphrodite
Athéna fils de Déméter fils de Dioné Artémis Iris fils d'Arès
liste mycénienne

Je ne reviendrai pas sur la prise de pouvoir de Zeus qui l'amène au premier rang, ni sur l'effacement de *Théson qui y est peut-être lié. À partir de là, Athéna, se trouvant isolée, va être associée à Hermès qui, lui, aussi, sans sœur ni épouse ni enfants divins, n'était accompagné que d'une divinité secondaire, bien difficile d'ailleurs à identifier sûrement. Pour le reste, à quelques préséances près, on est étonné de la convergence des deux tableaux. Et j'en suis le premier étonné car, ayant commencé ce travail dans l'optique d'une comparaison avec l'Inde védique (plus proche dans le temps), ce n'est qu'une fois celui-ci achevé que le nombre avoisinant douze m'est apparu et, avec lui, l'idée d'examiner les listes d'Olympiens.


La question des préséances n'est pas sans intérêt car elle met aussi en évidence une variation dans les conceptions sociologiques de deux sociétés patriarcales, issues l'une de l'autre, mais avec un demi-millénaire d'écart.

La Grèce classique met systématiquement un dieu au premier rang avec, au second rang, soit une déesse qui est ou a été sa compagne, soit une des trois « déesses vierges », associée alors à un dieu de façon plus ou moins artificielle. On y perçoit une structure sociale basée en premier critère sur le couple marital, avec prééminence du mâle.

La Grèce mycénienne, elle, accepte encore qu'une déesse occupe un premier rang (du moins dans la troisième fonction !) mais efface les conjointes (ou le conjoint) au bénéfice des enfants mâles du couple (quand il y en a). C'est le lignage agnatique qui apparaît donc ici en premier critère.

4. attributions

Il reste à voir si l'analyse faite ici permet d'éclairer la nature exacte des nourritures offertes aux dieux. On a déjà vu que, dans les cas de keruke et de rawaketa, leur abondance était cohérente avec les gros mangeurs que sont l'indien Bhīma et le grec Héraklès mais, à part les banales brochettes, les autres sont mystérieuses et semblent bien destinées à le rester dans l'ignorance où nous sommes de la cuisine mycénienne. Quelques remarques peuvent cependant être faites, susceptibles de conforter mes hypothèses de lecture.

Si, dans le sacrifice classique, des brochettes étaient d'abord confectionnées avec les abats (σπλάγχνα) tandis que les viandes étaient mises à bouillir (Detienne, La Cuisine du sacrifice, p. 20), il semble bien que, dans le monde épique d'Homère, c'est la totalité de la viande qui était consommée en brochettes comme en témoignent des descriptions répétitives, spécifiant ou non la part des dieux et l'apprêt des abats :


Αὐτὰρ ἐπεί ῥ᾽ εὔξαντο καὶ οὐλοχύτας προβάλοντο,
αὐέρυσαν μὲν πρῶτα καὶ ἔσφαξαν καὶ ἔδειραν,
μηρούς τ᾽ ἐξέταμον κατά τε κνίσῃ ἐκάλυψαν
δίπτυχα ποιήσαντες, ἐπ᾽ αὐτῶν δ᾽ ὠμοθέτησαν·
καὶ τὰ μὲν ἂρ σχίζῃσιν ἀφύλλοισιν κατέκαιον,
σπλάγχνα δ᾽ ἄρ᾽ ἀμπείραντες ὑπείρεχον Ἡφαίστοιο·
Αὐτὰρ ἐπεὶ κατὰ μῆρ᾽ ἐκάη καὶ σπλάγχν᾽ ἐπάσαντο,
μίστυλλόν τ᾽ ἄρα τἄλλα καὶ ἀμφ᾽ ὀβελοῖσιν ἔπειραν,
ὤπτησάν τε περιφραδέως, ἐρύσαντό τε πάντα.

Puis après qu'ils aient prié et les grains d'orge lancé,
d'abord ils relèvent les muffles, ils égorgent et ils dépouillent,
les cuisses ils détachent, sous la graisse ils les dissimulent
en faisant un toit et sur elles la placent crue.
Puis, sur des fagots effeuillés ils les font brûler
et les abats qu'ils avaient embrochés ils les tiennent au-dessus d'Héphaistos.
Puis une fois chaque cuisse consumée et les abats mangés,
ils détaillent alors le reste qu'ils enfilent sur des brochettes
et ils les rôtissent avec grand soin avant de les retirer. (Iliade, II, 421-429)


τὸν δέρον ἀμφί θ᾽ ἕπον, καί μιν διέχευαν ἅπαντα,
μίστυλλόν τ᾽ ἄρ᾽ ἐπισταμένως πειράν τ᾽ ὀβελοῖσιν,
ὤπτησάν τε περιφραδέως, ἐρύσαντό τε πάντα.

On le dépouille, on le pare et on le découpe entièrement,
puis on le détaille en connaisseur et l'enfile sur des brochettes,
on le rôtit avec grand soin et on retire le tout. (Iliade, VII, 316-318)


Alors, si l'on fait l'hypothèse raisonnable que le « tout en brochettes » était bien déjà la pratique mycénienne — et d'ailleurs le trépied rituel semble absent de cette culture —, il en résulte que les autres dotations ne sont pas de viande mais des offrandes non sanglantes diverses (gâteaux, laitages, etc.). Ce n'est pas sans incidence sur la lecture. En effet, sauf présence d'un O dans une lacune, les seules divinités à ne pas recevoir de viande se répartissent en deux groupes, l'un constitué de la seule Athéna, l'autre du groupe exact qui ressortit à la troisième fonction. Or, chacune de ces deux absences peut s'expliquer naturellement.


D'Athéna, d'abord, il y a des indices forts dans les mythes de ce que, en cohérence avec sa place dans l'aspect clair de la première fonction, elle répugne à tuer, à faire couler le sang. Alors qu'Apollon écorche Marsyas, dans un duel de même type elle empêche Arachné vaincue de se tuer et la change en araignée (Ovide, Métamorphoses, vi, 5-145). Alors que, surprise au bain, Artémis fait déchiqueter Actéon par ses chiens, Athéna se contente, dans le même contexte, d'aveugler Tirésias, peine minimale inévitable ainsi qu'elle l'explique elle-même (Callimaque, Le Bain de Pallas, 97 et suiv.). On a vu plus haut que c'était Poséidon qui, à sa place, punissait Ajax le Locrien de son sacrilège. Dans les versions ordinaires de la Gigantomachie, son adversaire est Encelade et, au lieu de le trucider comme font les autres dieux, elle l'enfouit sous la Sicile où il continue de se manifester par l'activité sismique . Non seulement elle ne tue pas, mais sa distance au sang est remarquable. On est bien loin de l'omophagie dionysiaque quand, devant le spectacle de Tydée mangeant la cervelle de son ennemi mort (pour les sources, Gantz, Mythes de la Grèce archaïque, p. 917), elle est prise de dégoût et lui refuse guérison et immortalité.

Il est vrai que cette coloration non sanglante de la déesse, reconnue dans les mythes, ne se prolonge apparemment pas dans le culte. Chez Homère, les Athéniens se la concilient par des taureaux et des agneaux (ταύροισι καὶ ἀρνειοῖς ἱλάονται, Iliade, II, 550), chez Ovide, Persée lui immole une génisse (Métamorphoses, IV, 754) et, selon Eustathe, seules des femelles lui sont sacrifiées. Mais ces sources sont bien maigres et la contradiction entre Homère et Eustathe, ainsi que l'emploi par le premier d'un verbe paisible, n'excluent pas qu'il y s'agisse d'offrandes faites au domaine de la déesse qui aurait tout aussi bien pu posséder un cheptel, tout comme elle possède une olivaie. Enfin, si à l'époque classique le sacrifice a pris la nature hautement civique d'un banquet collectif, les détails du rituel de ces hécatombes ne nous sont pas tous connus : Athéna pouvait nourrir son peuple, mais recevait-elle sa part ? les cuisses et la graisse des victimes étaient-elles brûlées pour elle ? Dans le doute, je pense que la leçon des mythes reste la plus fiable et témoigne probablement d'un aspect végétarien de la déesse.


Quant à la troisième fonction, je vois dans l'absence de viande offerte la trace d'une très vieille théorie divine, abondamment analysée par Georges Dumézil qui en a trouvé témoignage sur l'ensemble du domaine eurindien et qui est aussi un des éléments constitutifs de mon étude La Trifonctionalité, un artefact ?. En effet, les trois fonctions ne sont pas homogènes mais sont considérées pseudo-historiquement comme résultant de l'union des deux premières déjà solidaires, celles que les indiens appellent ubhe virye, « les deux forces », avec la multitude féconde de la troisième (Dumezil, ME, I, p. 313 et suiv.). Cette union, quand elle est historicisée, à Rome (guerre sabine) ou en Scandinavie (guerre des Ases et des Vanes), prend la forme d'une réconciliation à l'issue d'une lutte armée, mais, en Inde, le conflit est divin et se résume à un duel de pouvoir entre Indra et l'ascète Cyavana dont le ressort est l'accession des Aśvin aux bénéfices du sacrifice (MBh, III, 123-124, voir l'analyse du récit dans Apollon et Hermès). Il y a donc un « in illo tempore » où l'incomplétude de la société divine se traduisait par une mise à l'écart, dans les sacrifices, des divinités de troisième fonction. Comme le déclare Indra en parlant des Aśvin :


cikitsakau karmakarau kāmarūpasamanvitau |
loke carantau martyānaam katham somamihārhataḥ ||

médecins, se livrant à l'action , doués d'avoir forme à leur gré,
dans le monde des mortels circulant, comment le soma alors mériteraient-ils ? [III, 124.12]


Or cette situation a laissé aussi des traces en Grèce où les correspondants des Aśvin, Apollon (α + πόλις ) et Hermès, n'accèdent pas sans difficulté à la société divine et à ses privilèges, comme en témoignent les hymnes homériques qui leur sont consacrés. Pour le premier, sans parler de la quête de Létô cherchant à accoucher, c'est lui qui, seul de tous les dieux, fonde le sanctuaire où on lui sacrifiera (À Apollon, 287-289) :


Ἐνθάδε δὴ φρονέω τεύχειν περικαλλέα νηόν,
ἔμμεναι ἀνθρώποις χρηστήριον, οἵ τέ μοι αἰεί
ἐνθάδ᾽ ἀγινήσουσι τεληέσσας ἑκατόμβας,

En ce lieu même j'ai dans l'esprit de bâtir un temple de toute beauté,
afin d'être pour les hommes le siège d'un oracle, et eux à moi sans cesse
en ce lieu conduiront de parfaites hécatombes,


Quant à Hermès, après avoir sacrifié rituellement (il a fait douze parts qu'il a tirées au sort) deux des vaches qu'il avait dérobées à son frère, il se garde d'en manger (À Hermès, 130-133) :


Ἔνθ᾽ ὁσίης κρεάων ἠράσσατο κύδιμος Ἑρμῆς·
ὀδμὴ γάρ μιν ἔτειρε καὶ ἀθάνατόν περ ἐόντα
ἡδεῖ᾽· ἀλλ᾽ οὐδ᾽ ὣς ἐπεπείθετο θυμὸς ἀγήνωρ,
καί τε μάλ᾽ ἱμείροντι, περῆν᾽ ἱερῆς κατὰ δειρῆς.

Alors du divin rituel des viandes s'éprit l'illustre Hermès ;
l'odeur en effet le tenaillait bien qu'il fut immortel,
si douce qu'elle était ; mais non pas, comme l'emportait son cœur courageux
sur le puissant désir qu'il avait, de les faire passer dans son gosier sacré.


Bien sûr, Hermès et Apollon, en dépit de leurs naissances difficiles et isolées — que ce soit l'ilôt désert et aride de Délos ou une grotte des monts d'Arcadie —, ont été admis parmi les Olympiens et, comme tels, participent aux sacrifices carnés. Cependant, on peut comprendre que, tout rituel réactualisant les actes fondateurs, un repas offert collectivement à l'ensemble du Panthéon les laisse « comme en ce temps-là » à l'écart de la viande.




Ici se termine cette étude. Son premier défaut est sans doute une longueur excessive, due à la nécessité où j'étais de devoir introduire des développements qui auront leur place ailleurs, ceci sera corrigé au fur et à mesure de l'avancement de mes rédactions. Le second est probablement l'inhomogénéité des hypothèses faites, hasardeuses ou raisonnables, internes à la Grèce ou issues du comparatisme. Je ne crois pas pouvoir y remédier sans nuire à la cohérence globale des résultats obtenus. Des points de détail pourront bien sûr être révisés mais c'est l'ensemble du réseau tissé autour des faits qui assure la pertinence de mon herméneutique.


Καὶ σὺ μὲν οὕτω χαῖρε, Διὸς καὶ Μαιάδος υἱέ·
αὐτάρ ἐγὼ καὶ σεῖο καὶ ἄλλης μνήσομ᾽ ἀοιδῆς.


NOTES



Monique Gerard-Rousseau, Les mentions religieuses dans les tablettes mycéniennes, INC. GR. 29 (Rome, 1968), p. 25 :

Ceux [les noms] que l'on identifie en grec alphabétique sont des noms de fonctions : karuke κᾱρύκει, dakoroi ζακόροις, dipteraporo *διφθεραφορῳ, wanakate ἀνάκτει, rawaketa *λαϝαγετᾳ.
Étant donné que les mots paraissent se suivre, sans être alignés en fonction des sigles, par exemple, on est en droit de supposer qu'ils appartiennent tous au même registre sémantique. En effet, aucun découpage ne s'impose.
J'en concluerais volontiers que la tablette est homogène, et je me garderais surtout d'opérer des restitutions à la huitième ligne : e[ra] U 1 emaa2 U 1 pe[re82.
Par contre, pour chaque mot bien attesté, je vérifierai en premier lieu l'hypothèse qui en fait un nom de fonction au datif. Encore une fois, sans être certaine de l'homogénéité de la tablette, mais en appliquant des principes définis, je ne chercherai pas une explication religieuse à des termes qui ne présentent aucun caractère cultuel certain.



Un certain nombre de tablettes pyliennes témoignent explicitement de préparatifs d'urgence : récupération de bronze dans les temples pour forger des armes, envoi des femmes et des enfants dans des lieux plus sûrs, renforcement des gardes côtières (Palmer, Interpr., p. 103 et suiv.).



Sur le lectisterne, sacrifice public de nature exceptionnelle effectué en situation de grave danger pour Rome, épidémie ou guerre, voir Dumezil, RRA, pp. 474-476 et 558-560. Les mieux décrits sont le premier, fait en 399, et le quatrième, fait en 217 sous la menace de la seconde guerre punique. Sa description par Tite-Live est donnée en exergue.

L'usage, ici, du terme romain n'est pas déplacé dans la mesure où le mycénien re-ke-to-ro-te-ri-jo (PY Fr 343) peut être interprété comme λεχεσ-στρωτηρίων, « [fête] des installations de couches » (Stella, La civiltà Micenea nei documenti contemporanei, p. 237). Un doublet re-ke-e-to-ro-te-ri-jo (PY Fr 1217) a été vu par Palmer (Interpr., p. 251) comme fondé sur le duel λέχεε que la pratique romaine ainsi que le récurrent groupement par couples des divinités de notre tablette invite à comprendre « double couche ». L'usage dans ces mots d'un dérivé de στόρνυμι, « étendre » (comme latin sternō) invite à penser qu'il s'agit d'une installation provisoire et dédiée, plutôt une « couche » qu'un « lit ».



Ces listes sont partiellement reconstruites à partir des segments qui sont la réalité des textes nous renseignant sur les rituels. Hélas, leur analyse est dispersée au long de l'œuvre de Dumézil qui, de plus, était très réticent à l'usage des index. Le cœur trifonctionnel est le mieux attesté.

Dans le domaine indo-iranien, le plus ancien témoignage datable (xive) est un traité des Hittites avec le Mitanni (royaume hourrite à aristocratie indo-aryenne) qui mentionne une triade Mitrāvaruṇā (dble duel), Indraḥ (sg), Nāsatyā (duel, = Aśvinau), exactement parallèle aux exemples védiques des hymnes et des brāhmaṇa (Dumezil, ME, I, p. 74 et suiv.). À Rome, la base est constituée par le groupement des trois flamines majeurs, de Jupiter, Mars et Quirinus, ce dernier ayant en charge les sacrifices à Cérès, Ops et Consus (Dumezil, RRA, ch. II).

Pour ce qui est des dieux-cadres, on dispose en Inde de l'analyse de plusieurs hymnes « à tous les dieux » (par exemple, ṚV I, 23 et ṚV II, 41) et, à Rome, entre autres, du témoignage de Cicéron (De natura deorum, II, 27).



Il n'est pas facile de dater précisément les hymnes védiques qui, pour la plupart des érudits indiens, restent toujours des textes fondateurs censés remonter à l'aube des temps. Nous les connaissons par des recueils regroupant un matériel hétérogène, probablement composé sur plusieurs siècles, et, en l'absence de tout témoignage archéologique réellement convaincant, seule l'étude interne de la langue permet d'en donner une date de composition approchée, la seconde moitié du deuxième millénaire restant la plus probable.



Les officiants du sacrifice védique sont normalement au nombre de sept (Renou, L'Inde classique, § 705). Parmi les principaux on notera le hotṛ qui récite les hymnes, l'adhvaryu qui fait les manipulations, l'agnīdh qui entretient les feux et le brahman qui veille à l'exactitude du rituel et est chargé de la réparation des erreurs éventuelles (un des rôles du pontifex romain).



Le rapport entre κῆρυξ et κάρᾱ n'est même pas indiqué par Chantraine (DELG, ss.vv.) qui se contente d'expliquer κῆρυξ par :

Répond exactement à skr. kāru- « chanteur, poète », mais avec un κ qui peut être expressif.

Cette correspondance est aussi acceptée par Mayrhofer (KEWA) mais elle est peu satisfaisante — un héraut n'est pas un chanteur — et pourrait ne résulter que d'une coïncidence phonétique.

Il est vrai que κάρᾱ , génitif κρᾱατος est un mot difficile avec ses cas obliques construits sur un thème élargi. Le sanscrit śīraḥ, génitif śīrṣṇaḥ, lui aussi au sens de « tête », et divers autres témoignages eurindiens (lat. cerebrum < *kerh2s-ro-, all. Hirn < *kerh2s-n-iyo-) conduisent à poser un étymon *kṛh2s-, élargi en *kṛh2s-n- aux cas obliques. Cependant, le nominatif grec continue à poser problème et les formes mycéniennes (qoukara, etc.) suggèrent la possibilité d'un simple *kṛh2-.

Si l'on en tient compte, une telle forme au degré « e », *kerh2- > *keh2r-, pourrait être le premier terme d'un composé *keh2r-ugh-t-, « qui conduit en tête », le second terme étant un nom d'agent formé sur la racine *wegh-, « aller en char ». La chute de la dentale, normale au nominatif, aurait été étendue au reste de la flexion tout en laissant une trace dans un allongement «  », vérifiable en position pénultième (κήρῡκος) et dans des graphies κήρυξ du nominatif. Une telle réfection analogique d'après un nominatif, bien que rare dans une langue qui adore les élargissements en dentale, peut s'expliquer pour des noms de personnes, plus fréquemment sujets d'une phrase que compléments ; on évoquera, par exemple, des noms comme « gars », « sire » ou « Georges » qui sont issus du cas sujet de l'ancien français.

Une telle hypothèse aurait le double avantage de donner un meilleur sémantisme, le héraut étant bien celui qui ouvre la marche, et de se débarrasser d'un « κ expressif », qui est parfois une solution de facilité.



On se souvient du début de l'Iliade : Μῆνιν ἄειδε, θεά, Πηληιάδεω Ἀχιλῆος, « Chante la colère, ô Déesse, du Péléide Achille », comme de celui de l'Odyssée : Ἄνδρά μοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον, « L'homme raconte-moi, ô Muse, et ses mille tours », et on y remarquera l'emploi du singulier. Il n'y a pas ici à se demander laquelle des neuf Muses est invoquée, il s'agit probablement de la Muse générique, celle qui est appelée Mnémosyne dans l'hymne homérique à Hermès (429) :


Μνημοσύνην μὲν πρῶτα θεῶν ἐγέραιρεν ἀοιδῇ,

Mnémosyne d'abord, en tête des dieux, il honorait par son chant,


passage remarquable puisqu'il est dit ensuite qu'Hermès poursuit son chant en honorant les dieux, chacun selon son ancienneté (κατὰ πρέσβιν) et son privilège (ὡς γεράασιν). Il est dommage que le poète n'ait pas jugé utile de faire ici un enchâssement car on peut soupçonner qu'il aurait donné une liste de même nature que celle que j'essaye de révéler ici, la répartition des dieux entre anciens, jeunes et nouveaux suivant plus ou moins celle de la trifonctionalité et la notion de privilège pouvant recouvrir celle de fonction.


On a une situation tout-à-fait parallèle en Inde. Le Mahābhārata, œuvre épique totalisante, débute par le distique :


nārāyaṇaṃ namaskṛtya naraṃ caiva narottamam |
devīṃ sarasvatīṃ caiva tato jayamudīrayet ||

À Nārāyaṇa ayant fait hommage et aussi à Nara le meilleur des hommes
et aussi à la déesse Sarasvatī, que dès maintenant la victoire soit glorifiée !


où la victoire est celle des forces du Bien contre celles du Mal, enjeu cosmique de l'épopée. Sarasvatī est la déesse de la parole (vāg devatā), elle est plusieurs fois associée dans les hymnes à Iḷā et à Mahī (ou Bhāratī) et on peut considérer le trio comme un équivalent vraisemblable des Muses grecques. Quand, par un jeu de l'évolution phonétique, on confondra la déesse avec la rivière Sarasvatī, elle prendra plutôt place parmi les divinités de troisième fonction et la parole sera l'apanage de Vāc. L'adresse ci-dessus peut donc être considérée comme un archaïsme.



Le témoignage de trois vers d'un hymne qui lui est dédié (Homere, À Dionysos III, B 8-10) :


Ἵληθ᾽, εἰραφιῶτα, γυναιμανές· οἱ δέ σ᾽ ἀοιδοὶ
ᾄδομεν ἀρχόμενοι λήγοντές τ᾽, οὐδέ πῃ ἔστι
σεῖ᾽ ἐπιληθόμενον ἱερῆς μεμνῆσθαι ἀοιδῆς.

Sois favorable, ô Bouvillon, affoleur des femmes ; oui, par toi, les chanteurs,
nous chantons en commençant et en finissant : il n'est aucune façon
en t'ayant oublié de se remémorer le chant sacré.


et qui semble donner à Dionysos le rôle des Muses (la création littéraire comme rappel de la mémoire) n'est pas confirmé dans sa généralité par d'autres témoignages. On pourrait penser que l'affirmation doive se limiter aux dithyrambes, chants en l'honneur du dieu, mais, si dans celui de Pindare qui est le mieux conservé on nomme Bromios ou Dionysos à plusieurs reprises, c'est dans le corps du texte et celui-ci contient aussi Μοῖσ᾽ ἀνέστασ᾽, « la Muse m'a suscité » (Pindare, Dithyrambes, II, 20). Ceux de Bacchylide montrent les mêmes caractéristiques : sur six poèmes, Dionysos n'est nommé qu'une fois et on trouve Μοῦσα, τίς πρῶτος λόγων ἆρχεν δικαίων·, « Muse, qui le premier eut l'initiative des paroles justes ? » (Bacchylide, Dithyrambes, 5.47).



Le plus souvent on considère que Vesta vient en fin de liste (Ciceron, De natura deorum, II, 27) :


Nam Vestae nomen a Graecis (ea est enim quae ab illis Ἑστία dicitur) ; vis autem eius ad aras et focos pertinet, itaque in ea dea, quod est rerum custos intimarum, omnis et precatio et sacrificatio extrema est.

De fait le nom de Vesta vient du grec (elle est celle qui par eux est appelée Hestia) ; or la vertu de celle-ci s'étend aux autels et au foyers, et ainsi, par cette déesse qui est gardienne des choses intérieures, chaque prière et sacrifice se termine.


On ne suit pas bien le raisonnement de Cicéron puisque extrēmus nous apparaît comme un superlatif de exterus, « du dehors » et s'opposerait ainsi à intimus. Quoi qu'il en soit, l'usage temporel « à la fin » est bien attesté et on pourra s'étonner de trouver un avis contraire (Ovide, Fastes, VI, 301-304) :


at focus a flammis et quod fovet omnia, dictus ;
qui tamen in primis aedibus ante fuit.
hinc quoque vestibulum dici reor : inde precando
praefamur Vestam, quae loca prima tenet.

mais « foyer », de « flamme » et de ce qu'il chauffe tout tire son nom,
bien que dans la première des pièces autrefois il était.
Là-dessus aussi a été dit « vestibule », je crois : de ce que, quand on prie,
nous nommons en premier Vesta qui, en premier lieu, l'occupait.


On a voulu voir dans ce passage une référence d'Ovide à l'usage grec, mais c'est peu vraisemblable puisqu'il se réfère à un ancien usage romain de placer le foyer à l'entrée de la maison. Je crois plutôt qu'il témoigne ici de ce que, dans le culte domestique qui se faisait devant le foyer, la prière commençait par honorer Vesta. On verra plus loin qu'il savait parfaitement que c'est Janus qui, ailleurs, inaugurait le rituel.



La présence en tête de Hestia (Ἑστία) dans les listes divines est attestée aussi bien par le proverbe ἀφ᾽ Ἑστίας ἄρχεσθαι « commencer par le commencement » (Aristophane, Guêpes, 846) que par l'hymne à la déesse (Homere, À Hestia, 4-6) :


[...] οὐ γὰρ ἄτερ σοῦ
εἰλαπίναι θνητοῖσιν, ἵν᾽ οὐ πρώτῃ πυμάτῃ τε
Ἑστίῃ ἀρχόμενος σπένδει μελιηδέα οἴνον.

[...] car sans toi
pas de festin chez les mortels, sans que, première et dernière,
à Hestia pour commencer on ne verse le doux vin.

L'expression « première et dernière » ne doit pas induire en erreur, Hestia ne tient nulle part le rôle des divinités cadres que l'on examinera plus loin. Et je ne crois pas non plus qu'il faille voir là une étrange périphrase pour « seule » (Humbert, Homère, « Hymnes », p. 237, n. 1). Je pense qu'il s'agit plutôt de l'inversion par empilage (last in first out) que réalise l'ingestion puis la régurgitation de ses enfants par Kronos : Hestia qui était l'aînée devient la dernière. En tout cas, le thème est bien attesté dans les mêmes termes pour la pierre substitut de Zeus qui le fit passer du statut de petit dernier à celui de chef de famille (Hesiode, Théogonie, 497) :


πρῶτον δ᾽ ἐξείμεσσε λίθον, πύματον καταπιών·

et première il vomit la pierre, dernière qu'il avait dévoré ;



Cette fois-ci il y a un accord parfait entre Cicéron (De natura deorum, II, 27) :


principem in sacrificando Ianum esse voluerunt, quod ab eundo nomen est ductum,

ils voulurent que, quand on sacrifie, Janus soit le premier car de « aller » vient son nom,


et Ovide (Fastes, I, 171-174) :


Mox ego : « Cur, quamuis aliorum numina placem,
Iane, tibi primum tura merumque fero ? »
« Ut possis aditum per me qui limina seruo
Ad quoscumque voles », inquit, « habere deos ».

Moi, ensuite : « Pourquoi, quoiqu'à d'autres divinités je veuille plaire,
ô Janus, à toi d'abord les encens et le vin pur je présente ? »
« Afin que tu puisses, par moi qui sur les seuils veille,
traiter quiconque des dieux que tu veuilles » répondit-il.



La définition la plus claire est dans un hymne qui lui est dédié et qui figure parmi les plus anciens (ṚV, I, 134.5b-6a) :


tvaṃ viśvasmādbhuvanātpāsi dharmaṇāsuryātpāsi dharmaṇā ||
tvaṃ no vāyaveṣāmapūrvyaḥ somānāṃ prathamaḥ pītimarhasi sutānāṃ pītimarhasi |

Toi, de chaque être tu protèges par le dharma, du démoniaque tu protèges par le dharma ;
Toi, Vāyu, qui d'eux est non précédé, d'être le premier à la consommation de nos pressures tu as droit,
à la consommation des sucs tu as droit.

[Ma traduction diffère quelque peu de celle de Geldner : « Du schützest, wie es dir zukommt, vor aller Welt ; du schützest vor der Asuramacht, wie es dir zukommt. Du, Vāyu, hast als allererster das Anrecht auf den Trunk dieser Somatränke von uns, hast das Anrecht auf den Trunk der ausgepreßten ».
Traduire bhuvana (proprement « ce qui est, qui a été créé ») par « monde » en néglige le sens le plus ordinaire et prive le pronom eṣām, « de ceux-ci », d'un antécédent logique, conduisant à le rendre par « de tous », ce qui n'est pas son sens.
De plus, asurya ne signifie que « qui est de la nature des Asura », il n'est pas question de leur pouvoir mais d'une simple épithète précisant les êtres dont Vāyu nous protège.
Enfin, je trouve que « comme il lui incombe » est très réducteur pour l'instrumental dharmaṇā ; Vāyu est un dieu, il n'agit pas « selon son dharma » mais « par le dharma ».]



Je dénie dans cette étude le rapprochement que fait Georges Dumézil, des Aśvin indiens, aussi bien avec Remus et Romulus qu'avec les Dioscures grecs, rapprochement basé essentiellement sur le trait de la gémellité. Les autres traits ne sont guère plus performants. Que les deux jumeaux du Latium aient commencé comme bergers ne marque que la nature de leur société (de même, les cinq Pāṇḍava sont tous des guerriers, des kṣatriyas). Quant à l'assimilation postérieure de Romulus avec Quirinus, je n'y vois qu'une façon de faire entrer dans le panthéon le fondateur de Rome, aux dépens d'un dieu qui tombait dans l'oubli ; elle ne saurait l'emporter sur la reconnaissance de la structure trifonctionnelle des premiers rois de Rome (Romulus, Numa, Tullus Hostilius et Tatius), révélée par Dumézil lui-même et où Romulus tient sans conteste le rôle de Jupiter.

Quant aux Dioscures, ils appartiennent clairement à la seconde fonction, s'en répartissant même les deux aspects, le pugiliste Polydeukès combattant seul, en avant des troupes (πρόμος) alors que Kastor reste intégré à la première ligne de celles-ci, distinction bien en évidence dans le combat des Argonautes contre les Bébryces (Apollonios de Rhodes, Argonautiques, II, 21 et suiv.). Il n'y a là que le jeu de l'opposition binaire, brique récursive de la trifonctionalité.



C'est dès qu'il apparaît au poète (Ovide, Fastes, 103-106) que Janus se présente ainsi :


Me Chaos antiqui (nam sum res prisca) uocabant ;
Aspice quam longi temporis acta canam.
Lucidus hic aer et quae tria corpora restant,
Ignis, aquae, tellus, unus aceruus erat.

« Chaos », les anciens (car je suis chose des temps révolus) me nommaient ;
Vois de quel lointain temps je chanterai les faits !
Cet air lumineux et les trois éléments qui s'y opposent,
Feu, eau, terre, un seul monceau était.


On aura noté la mise au premier plan de l'air et on pourra se souvenir de ce qu'Aristophane emploie normalement χάος au sens de « air, vent » (Oiseaux, 192 ; Nuées, 424, 627) dans des passages de nature cosmologique.



On remarquera d'abord l'usage récurrent du verbe ἄρχομαι, « aller en tête, faire le premier, commencer », et/ou de l'adjectif πρῶτος, « premier », associés à Nestor dans des syntaxes si variées qu'il ne s'agit pas de « formules homériques » :


τοῖς ὁ γέρων πάμπρωτος ὑφαίνειν ἤρχετο μῆτιν // Νέστωρ,

parmi eux, le vieux, premier en tout, il commença à tisser son dessein, Nestor [VII, 324-325 ; IX, 93-94]

τοῖσι δὲ μύθων ἦρχε γερήνιος ἱππότα Νέστωρ·

alors parmi eux, prit le premier la parole Nestor, le meneur de char de Gérène : [X, 203]

πρῶτος δ᾽ ἐξερέεινε γερήνιος ἱππότα Νέστωρ·

alors le premier à interroger fut Nestor, le meneur de char de Gérène : [X, 543]

ἦρχον ἐγὼ μύθοιο, κελεύων ὔμμ᾽ ἅμ᾽ ἕπεσθαι·

je pris le premier la parole, vous pressant de nous accompagner ; [XI, 781]


Et, quand il narre la campagne contre les Éléens où il était à peine un jeune homme, on le voit être le premier mais aussi le dernier à se défaire d'un adversaire :

πρῶτος ἐγὼν ἕλον ἄνδρα, κόμισσα δὲ μώνυχας ἵππους,
[...]
ὅθεν αὖτις ἀπέτραπε λαὸν Ἀθήνη.
Ἔνθ᾽ ἄνδρα κτείνας πύματον λίπον·

le premier, je tuai un homme, et m'emparai des chevaux aux sabots intacts, [XI, 738]
[...]
de là Athéna renvoya l'armée en arrière.
Alors, tuant un dernier homme, je m'en allai ; [XI, 758-759]

[La traduction usuelle de μῶνυξ par « aux sabots massifs » n'a pas de sens. Il faut partir de l'étymologie *σμ-ῶνυξ proposée par Saussure où l'on comprend le préfixe *s(e)m-, « un, même, ensemble », comme « entier, d'un seul bloc ». Les chevaux réputés d'Élide, pays de plaines herbeuses, ne souffrent pas des accidents de la rocaille qui provoquent usures excessives et fentes (seimes).]



La liste des fils de Nestor nous est donnée à deux reprises par Homère et elle correspond bien avec ce qu'on peut lire dans un papyrus fragmentaire du Catalogue des femmes d'Hésiode (voir Gantz, Mythes de la Grèce archaïque, p. 336). La liste d'Apollodore (I, 9.9) est identique à l'homérique, avec la seule variante Στράτιχος au lieu de Στρατίος ; mais, ce nom n'étant pas lisible chez Hésiode et la scansion en étant la même, il n'est pas possible de décider. Le passage le plus significatif est au troisième chant de l'Odyssée où ses fils, se répartissant les rôles, aident Nestor dans la conduite d'un sacrifice. Le texte est long mais justifie d'être cité dans son intégralité :


βοῦν δ᾽ ἀγέτην κεράων Στρατίος καὶ δῖος Ἐχέφρων.
χέρνιβα δέ σφ᾽ Ἄρητος ἐν ἀνθεμόεντι λέβητι
ἤλυθεν ἐκ θαλάμοιο φέρων, ἑτέρῃ δ᾽ ἔχεν οὔλας
ἐν κανέῳ. πέλεκυν δὲ μενεπτόλεμος Θρασυμήδης
ὀξύν ἔχων ἐν χειρὶ παρίστατο, βοῦν ἐπικόψων.
Περσεὺς δ᾽ ἀμνίον εἶχε. γέρων δ᾽ ἱππηλάτα Νέστωρ
χέρνιβά τ᾽ ούλοχύτας τε κατήρχετο, πολλὰ δ᾽ Ἀθήνῃ
εὔχετ᾽ ἀπαρχόμενος, κεφαλῆς τρίχας ἐν πυρὶ βάλλων.
Αὐτὰρ ἐπεί ῥ᾽ εὔξαντο καὶ οὐλοχύτας προβάλοντο,
αὐτίκα Νέστορος υἱός, ὑπέρθυμος Θρασυμήδης,
ἤλασεν ἄγχι στάς· πέλεκυς δ᾽ ἀπέκοψε τένοντας
αὐχενίους, λῦσεν δὲ βοὸς μένος· αἱ δ᾽ ὀλόλυξαν
θυγατέρες τε νυοί τε καὶ αἰδοίη παράκοιτις
Νέστορος, Εὐρυδίκη, πρέσβα Κλυμένοιο θυγατρῶν.
οἱ μέν ἔπειτ᾽ ἀνελόντες ἀπὸ χθονὸς εὐρυοδείης
ἔσχον· ἀτὰρ σφάξεν Πεισίστρατος, ὄρχαμος ἀνδρῶν.
τῆς δ᾽ ἐπεὶ ἐκ μέλαν αἷμα ῥύη· λίπε δ᾽ ὀστέα θυμος·

La vache, deux la menaient par les cornes, Stratios et le divin Échéphron.
L'eau pour les ablutions, dans une cuvette avec des fleurs, Arètos
vint, l'apportant de la resserre ; de l'autre main il avait les orges
dans une corbeille. Avec la hache, Thrasymède, ferme au combat,
tranchante l'ayant en main, se tenait à côté : il frappera la vache.
Perseus tenait le vase pour le sang. Le vieux meneur de char Nestor
l'eau et l'orge broyé répandit, et longuement Athéna
il pria pour commencer, les poils de la tête jetant dans le feu.
Puis tandis qu'on priait et qu'on répandait l'orge broyé,
aussitôt le fils de Nestor, l'impétueux Thrasymède,
frappa, s'étant rapproché ; la hache trancha les tendons
du cou et, de la vache se détacha l'esprit ; et elles poussèrent les youyous,
les filles, les brus et la vénérable compagne
de Nestor, Eurydice, aînée des filles de Klyménos.
Eux ensuite, la soulevant de la terre aux larges routes,
la tinrent et alors l'égorgea Pisistrate, meneur des hommes.
Alors, d'elle le sang noir s'écoula, l'âme quitta les os. [III, 439-455]


Le simple classement de ces six fils dans un tableau fera apparaître immédiatement la structure trifonctionnelle selon laquelle ils se répartissent :


nomsensépithètesensrôle
Échéphronsage, prudent δῖοςdivin amène la bête
Stratioscelui de la jonchée ? amène la bête
Thrasymèdeaux projets hardis μενεπτόλεμος,
ὑπέρθυμος
ferme au combat,
impétueux
apporte la hache,
en frappe la nuque
Pisistrateen confiance avec l'armée ὄρχαμος ἀνδρῶνmeneur des hommes égorge la bête
Arètoslaboureur ? apporte l'eau lustrale,
tient la corbeille d'orges
Perseusmoissonneur ? tient le vase pour le sang

Les deux premiers de la liste ont le rôle honorifique de conduire l'animal, c'est-à-dire de lui faire quitter l'espace profane pour le lieu du sacrifice où Nestor le consacrera à la déesse selon un rituel dont le sang est encore exclu. Si l'expression de la première fonction est claire dans le nom d'Échéphron, celui de Stratios (ou du diminutif Stratichos) reste plus obscur. L'adjectif verbal sanskrit stṛ-ta- (correspondant à στρατός) signifie « jonché » et connote le rituel d'étaler des herbes coupées sur le lieu du sacrifice, mais en Grèce le terme a pris le sens de « camp installé » puis « armée » et les sens de « étendre, répandre » se présentent avec un vocalisme différent dans le verbe στόρνυμι. On remarquera aussi que ces deux fils sont intimement liés par l'action commune et l'usage du duel. En revanche, il n'y a pas à tirer quoi que ce soit de l'épithète δῖος, simple cheville qui peut s'appliquer à n'importe quel héros.

Les plus clairs, de loin, sont Thrasymède et Pisitrate qui, sur tous les points, sont caractérisés dans la seconde fonction et en manifestent même les deux aspects en opposition, le guerrier isolé et brutal (modèle Bhīma) qui assomme et le combattant d'armée (modèle Arjuna) qui fait couler le sang.

Les deux derniers, Arètos et Perseus, n'ont qu'un rôle d'assistant, en conformité avec la théorie indienne qui veut que la troisième caste noble, vaiśya, celle des éleveurs-agriculteurs, joue un rôle de serviteur auprès des deux premières, brāhmaṇa et kṣatriya. Et on est tout proche de pouvoir interpréter leurs noms en ce sens. Arètos peut être lié à la racine *arh-, « labourer » (lat. arāre ; grec ἀρόω avec un vocalisme instable : dorien ἄρατρον, « charrue »). Quant à Perseus, on remarquera que si le verbe πέρθω, « détruire », ne se dit normalement que de villes (Ἰλίου πέρσις, « Sac de Troie »), on a aussi le sens de « couper », pour la barbe (Eschyle, Perses, 1056) ou pour l'olivier (Sophocle, Œdipe à Colone, 703). Je pense que c'est ce dernier sens qui est premier et que l'autre n'est qu'un effet de la matrice sémantique « raser une ville » (dans ce sens précis, le sanskrit utilise ucchid-, de ud-, « hors de » et chid-, « couper », apparenté au grec σχίζω). Rien n'exclut que le tueur de la Gorgone, ni surtout le frère d'Hésiode (Πέρσης) aient porté un vieux nom du moissonneur.


Enfin, il ne faut pas oublier un septième fils de Nestor, non présent lors du voyage de Télémaque pour la bonne raison qu'il est mort à Troie. Sur cet Antiloque, l'épopée ne nous renseigne guère. Bon guerrier dans l'Iliade, meilleur ami d'Achille après Patrocle, il tombera plus tard dans des circonstances qui varient selon les continuateurs d'Homère et qui ne semblent pas significatives. Deux indices, cependant, laissent penser que sa naissance faisait l'objet d'un récit.

Son nom, d'abord, Ἀντίλοχος, qui le désigne clairement comme étant d'un autre lit. Mais, surtout, une phrase énigmatique d'Hygin dans une section où il énumère les héros qui ont été allaités par une bête sauvage (Fables, CCLII, Qui lacte ferino nutriti sunt) :


Antilochus Nestoris filius expositus in Ida monte ab cane.

Antiloque, fils de Nestor, exposé sur le mont Ida, par une chienne.


De quel mont Ida s'agit-il ? Le troyen, le crétois, un autre ? Et que signifie la chienne ? Le chien recouvrait en Grèce à peu près les mêmes champs sémantiques qu'aujourd'hui : animal de chasse et de garde mais qui dévorait aussi les cadavres abandonnés, il était considéré comme impudent et son nom pouvait être utilisé comme insulte. Mais, même si le détail nous en échappe, on peut considérer que ce que représente Antiloque complète, hors de la répartition trifonctionnelle, la totalité de l'humanité.



Je donne ici un résumé du chapitre I.100 du Mahābhārata. Vicitravīrya, le neveu au bénéfice duquel Bhīṣma avait renoncé à la royauté comme à la procréation (ses éventuels fils auraient pu prétendre au trône) est mort sans enfants, laissant deux veuves, Ambikā et Ambālikā. Ce serait, selon la loi, au héros, plus proche parent agnatique, d'engendrer en la première reine la continuité du lignage mais, lié par son vœu, il délègue l'opération à un ascète qui le représentera légalement. Or cet ascète est d'aspect très inquiétant :


tasya kṛṣṇasya kapilā jaṭā dīpte ca locane |
babhrūṇi caiva śmaśrūṇi dṛṣṭvā devī nyamīlayat ||

De ce noiraud, le chignon couleur de singe, les yeux qui flamboyaient
et les poils de barbe roux ayant vu, la reine ferma les yeux. [I.100.5]


L'enfant issu de cette union, Dhṛtarāṣṭra, en sera donc aveugle et inapte à régner. La seconde reine est alors requise pour la même tâche et, s'étant contentée de pâlir à la vue de l'ascète, son fils, Pāṇḍu sera de la même pâleur. Lui pourra cependant régner et sera le père des cinq Pāṇḍava, les héros de l'épopée.

L'affaire pourrait s'arrêter là mais, sans que le texte ne le justifie, les naissances ne sont pas terminées et la première reine est à nouveau appelée à se soumettre à l'épreuve. Mais elle s'en sent incapable :


tataḥ svairbhūṣaṇairdāsīṃ bhūṣayitvāpsaropamām | (tatas svais bhūṣaṇais dāsīm bhūṣayitvā apsaras-upamām)
preṣayāmāsa kṛṣṇāya tataḥ kāśipateḥ sutā ||

Alors, de ses propres parures une esclave ayant parée, belle comme une Apsaras,
elle l'avait envoyée ensuite au noiraud, la fille du roi des Kāśis. [I.100.23]


Cette fois, la belle n'ayant pas les répugnances des nobles dames, tout se passera bien et en naîtra Vidura qui n'aura d'autre tare que d'être hors-caste et donc, lui aussi inapte à régner. Pourtant, toujours sans justification, l'affaire s'arrête là et l'ascète retourne à ses ascèses. Pour information sur la subtilité de la composition, je signale que cet ascète n'est autre que Vyāsa, l'auteur mythique de l'œuvre.



Ce syntagme est très ancien puisqu'on le retrouve aussi bien dans le grec Ζεὺς πατήρ que dans le latin Iuppiter. Il y a là une singularité puisque le Dyu indien n'est aucunement un dieu de l'orage. En Grèce, je pense que, probablement, l'innovation est liée à l'évolution de la figure de Zeus. Je montre en effet dans Vierges et orages que la Grèce garde le vieux nom du dieu de l'orage (skr. Parjanya, lituanien Perkunas) dans celui du fleuve Spercheios (Σπερχειός), dit διϊπετής, « volant dans le ciel », et le transfert sur lui du nom du ciel est sans doute secondaire et peut-être liée à des syntagmes comme Ζεὺς ὕει, « le ciel pleut », par référence à sa fonction fécondante. À Rome, où je pense que le nom du dieu de l'orage ne survit plus que dans spurius, nom donné aux enfants naturels (Plutarque, Questions romaines, 103), la question est plus délicate car on manque de données sur le statut initial de Jupiter. Dumézil (RRA, p. 187 et suiv.) pense que sa liaison avec la foudre est primitive mais les faits qu'il invoque ne peuvent évidemment remonter plus haut qu'à une époque où l'assimilation était déjà faite en Grèce.



L'hypothèse de Frisk qui rapproche Οὐρανός du sanskrit varṣati, « il pleut », et de οὐρέω, « uriner » n'est pas seulement phonétiquement correcte mais elle est très fortement soutenue par le sémantisme. La chaîne d'euphémismes « éjaculer, uriner, pleuvoir » est universelle et, en Grèce même, on évoquera la naissance d'Orion (Ovide, Fastes, V, 493 et suiv. ; Hygin, Fables, CXCV), engendré par Poséidon, Zeus et Hermès urinant ensemble dans une peau de bœuf au bénéfice de Hyriée. Les noms mêmes du père et du fils (Ὑριεύς, Ὠρίων) semblent également liés à la racine *wer- (voir la famille du sanskrit, vṛṣa, « mâle », vṛṣti, « pluie », vāri, « eau »). On notera aussi que, joignant les deux sémantismes, le coucher héliaque de la constellation d'Orion marque le début de la saison des pluies et donc l'époque des semailles (Hésiode, Travaux, 615, 619).



J'ai volontairement laissé de côté les théories faisant de la Messénie un royaume de Hadès, me réservant de les discuter à une autre occasion, dans le cadre d'une étude globale des échos terrestres du monde souterrain (Styx, Achéron, etc.). Ici, dans le type de sacrifice envisagé, elles n'ont pas leur place.



Cette assimilation des deux mots qui semble aller de soi pour les mycénologues, sans même nécessiter de commentaire (Palmer, Interpr., index), n'est pas totalement fondée. S'il est vrai que les deux tablettes ont des mots communs (karuke, aketirijai), leurs contextes sont différents puisque dans PY Fn 187 il ne s'agit que d'attributions vivrières à des sanctuaires, c'est-à-dire d'économie plus que de religion. Dans un tel cas, je ferai plus confiance au scribe de PY Un 219 pour une articulation correcte du théonyme.

J'ajouterai que, me sentant en mesure de comprendre teqijone et pas teqirijone, l'utilisation du rasoir d'Occam reste la stratégie la plus simple.



Oui, il y a bien ici un risque de circularité du raisonnement puisque ma lecture de teqijone n'est pas indépendante de ce que je m'attends à y reconnaître. C'est le danger de toute interprétation basée sur une grille mais, là-dessus, je ferai deux remarques.


On sait bien que, même inconsciemment, toute lecture implique une grille de lecture et que tout lecteur est aussi un des auteurs du texte. Il me semble donc plus clair de l'accepter ouvertement, permettant ainsi d'en mesurer explicitement le jeu.

Dans le cas présent, s'il est vrai que, au stade de la recherche, cette lecture était espérée, on verra, un peu ici, plus ailleurs, qu'elle a été confirmée indépendamment par des faits athéniens qui, relevant de la philologie et de l'histoire, impliquent bien l'existence ancienne et le nom du *Théson que je reconnais dans teqijo.



Ce n'est pas tout-à-fait exact, une autre occurrence, dans un cadre également trifonctionnel, s'en trouve dans le subterfuge utilisé par Pisistrate pour revenir à Athènes en utilisant une jeune fille comme image vivante d'Athéna. Voilà ce que nous en raconte Hérodote (I, 60) :


Ἐν τῷ δήμῳ τῷ Παιανιέϊ ἦν γυνή, τῇ οὔνομα ἦν Φύη, μέγαθος ἀπὸ τεσσέρων πήχεων ἀπολείπουσα τρεῖς δακτύλους καὶ ἄλλως εὐειδής. Ταύτην τὴν γυναῖκα σκευάσαντες πανοπλίῃ, ἐς ἅρμα ἐσβιβάσαντες καὶ προδέξαντες σχῆμα οἶόν τι ἔμελλε εὐπρεπέστατον φανέεσθαι ἔχουσα, ἤλαυνον ἐς τὸ ἄστυ.

Dans le dème de Péanie était une femme, dont le nom était Phyé (belle prestance), grande de quatre coudées moins trois doigts et en outre de belle apparence. Cette femme, l'ayant équipée tout en armes, dans un char l'ayant fait monter et lui ayant montré le maintien par lequel elle ferait en sorte d'apparaître comme étant la plus belle, ils l'envoyèrent dans la citadelle.


À côté de l'usage du char et des armes, la beauté, avec un aspect généreux, est largement indiquée, soutenue en particulier par le nom Φύη : le substantif φυή signifie « croissance, bonnes proportions, belle prestance » et vient du verbe φύω, « pousser, croître » ; en français, on dirait de la jeune femme qu'elle est « une belle plante ». Le passage, d'ailleurs, comme toute l'histoire de Pisistrate que nous narre Hérodote, trahit des sources beaucoup plus mythiques qu'historiques. On le rapprochera d'un autre subterfuge, celui de la belle Péonienne, lui aussi raconté par Hérodote (V, 12), que j'analyse dans l'étude Vérité et immortalité.



On notera évidemment la paronymie entre le nom de ce cheval divin (plus couramment écrit Ἀρείων) et celui du dieu Arès (on connaît un homérique ἀρηίος, « d'Arès »), sans qu'on puisse hasarder cependant une étymologie commune, compte tenu, et de l'influence de l'adjectif ἀρείων, « meilleur », et des doutes sur l'origine du théonyme. Le rapport ne s'arrête cependant pas à cette ressemblance et mérite qu'on ouvre au moins le dossier.


Le cheval Arion apparaît trois fois dans les sources. Il est donné comme appartenant à Héraklès dans deux épisodes curieusement parallèles, le combat contre Kyknos (Hesiode, Bouclier, passim) et la campagne de Pylos (ibid., 359-367). Or, dans les deux occasions, le héros, amené à lutter contre Arès, triomphe de lui sans difficulté et force le dieu à s'enfuir.

Apparemment, le même cheval est la monture d'Adraste dans la guerre des Sept contre Thèbes (Homere, Iliade, 23.346) et son seul trait remarquable y est son extrême rapidité grâce à laquelle le héros réussira à s'enfuir et sera ainsi le seul survivant des chefs argiens.


Ces épisodes ne sont pas neutres : ils rappellent un des comportement les plus curieux du dieu de la guerre, son inattendue propension à perdre les combats et à s'enfuir, dont on a plusieurs exemples dans l'Iliade, non seulement contre Athéna mais même contre l'humain Diomède. Je pense qu'il y a là une réflexion d'une grande profondeur, explicitant la très faible distance entre la victoire et la déroute, entre la fureur brutale de l'assaut et la fuite éperdue. À partir de là, j'imaginerais facilement une expression imagée *« prendre le coursier d'Arès » pour signifier indifféremment l'une ou l'autre des deux attitudes, un tel ἀρηίος ἵππος pouvant être alors à l'origine du nom du cheval.

Peut-on faire un pas de plus ? On verra plus loin que je crois à la possibilité qu'Arès ait été primitivement un fils de Poséidon, non de Zeus, et rien n'exclut que cette naissance chevaline en soit un souvenir édulcoré. Un tel euphémisme serait nécessairement ancien car, là-dessus, Pausanias ne fait aucune des réserves qu'il a coutume de faire quand il tait ce qu'il sait ; il daterait d'une période où la religion, plaçant Zeus au premier rang, en fait un progéniteur des dieux jeunes, mais cette période nous est trop mal connue par les textes pour qu'on fasse sur ce sujet autre chose que des hypothèses.



On notera que, outre Poséidon, l'adjectif ἵππιος , « équestre », n'est normalement utilisé comme épithète divine que pour qualifier Athéna (toujours la première fonction !). La seule exception semble être à Olympie où Pausanias indique des autels de Poséidon Hippios, de Héra Hippia, d'Arès Hippios et d'Athéna Hippia (V, 15.5-6). Mais ces quatre monuments sont situés à l'hippodrome (départ des chevaux et tribune) et les épithètes y sont probablement plus du lieu que des divinités.



Ce thème récurrent de la jalousie d'Héra n'est guère convaincant et on le sent comme résultant d'un caractère faussement attribuée à la déesse, probablement à partir de la geste d'Héraklès où se constitue un lieu commun confondant avec la haine ce qui n'était peut-être originellement que de simples épreuves initiatiques. On ne peut en effet oublier, ni qu'Ἡρακλῆς signifie « dont la gloire est d'Héra » ou quelque chose d'équivalent, ni que le nom de la déesse est rapproché avec vraisemblance de ἥρως, « héros ».



En Inde, dans l'épopée, Varuṇa est incontestablement le dieu des Eaux (jaleśvara « maître des rivières », apāṃ pati « seigneur des eaux ») et plus particulièrement de la mer (samudra) qui est dite varuṇālaya, « demeure de Varuṇa ». Cependant, quoi qu'ait pu en dire Heinrich Lüders (Varuna und die Wasser, p. 50 et suiv.), cette association est loin d'être déjà pertinente dans les hymnes védiques. Dans les rares exemples invoqués, le dieu peut être considéré comme métaphore d'un autre (Bergaigne, La Religion védique, t. III, p. 129 et suiv.), particulièrement d'Agni quand il est qualifié de apāṃ śiśur, « enfant des eaux » (Vājasaneyi Saṃitā, 10.7), ou du Soleil (se couchant) quand on dit qu'il « va au milieu des eaux » (āpo devīḥ […] yāsāṃ rājā varuṇo yāti madhye ; ṚV, VII, 49.3). D'ailleurs, le plus souvent, on ne dit pas de lui qu'il « est » dans les eaux, mais qu'il y « va » (yāti). Le seul exemple qui me paraisse pertinent, parce qu'il est différentiel, est celui où divers dieux sont à la recherche des Ṛbhu (ṚV, I, 161.14) :


divā yānti maruto bhūmyāgnirayaṃ vāto antarikṣena yāti |
adbhiryāti varuṇaḥ samudrairyuṣmam̐ icchantaḥ śavaso napātaḥ ||

Par le ciel vont les Marut, sur la terre Agni, le Vent, lui, par l'espace intermédiaire va,
par les eaux va Varuṇa, par les mers vous cherchant, ô enfants du pouvoir.


Mais il est clair que, pour tous ces dieux, il s'agit d'espace naturel de déplacement plus que d'apanage. Varuṇa a dans le védisme une familiarité avec les eaux, il n'en est pas encore explicitement le maître qu'il sera plus tard.


Curieusement, on sent une situation un peu analogue en Grèce où Poséidon, dieu explicite de la Mer, ne le confirme qu'assez peu dans ses mythes personnels et encore moins dans ses épiclèses (voir là-dessus Leveque/Sechan, Les Grandes divinités de la Grèce, p. 102, n. 26). Et on remarquera en contraste que Jean Rudhardt ne cite pas une seule fois le dieu dans l'ouvrage qu'il a consacré au rôle d'Okéanos dans le théogonie homérique (Le Thème de l'eau primordiale dans la mythologie grecque, Francke, Berne).



Les récits dans lesquels Poséidon tue ou détruit des coupables sont trop nombreux pour être énumérés, que la punition soit juste (l'Atlantide) ou injuste (la mort d'Hippolyte). Je me contenterai donc d'un seul, qui met bien en évidence le rapport dialectique entre les deux divinités de la justice.

Ajax le Locrien, fils d'Oïlée, s'est rendu coupable d'une faute gravissime et multiple lors du sac de Troie, le viol de Cassandre qui avait trouvé refuge auprès de la statue d'Athéna (Quintus de Smyrne, Suite d'Homère, XIII.421-423, Apollodore, Ep.V.22 et nombreuses représentations figurées). Directement concernée, la déesse le poursuit donc de sa haine et, lors des retours, provoque le naufrage de son navire. Certaines versions lui prêtent même l'usage de la foudre de Zeus mais, conformément à sa nature (voir plus loin ma discussion sur les attributions), Athéna ne tue pas le héros et c'est Poséidon qui l'achèvera en le noyant (Apollodore, Ep.VI.6). Homère (Odyssée, IV.502-510) justifie l'intervention du dieu par un dernier blasphème d'Ajax mais l'articulation des faits reste claire : le héros a transgressé la loi qui protégeait une suppliante, Athéna l'a condamné et Poséidon le tue.



Il existe des traces d'un Poséidon lieur. Quand Pélops veut conquérir Hippodamie, il doit affronter son père Œnomaos, fils d'Arès, dans une mortelle course de char. Treize prétendants sont déjà morts et le héros adresse une prière à Poséidon, lui rappelant qu'ils furent amants (Pindare, Olympique, I.75-76) :


Τῷ μὲν εἶπε· Φίλια δῶρα Κυπρίας ἄγ᾽ εἴ τι, Ποσείδαον, ἐς χάριν
τέλλεται, πέδασον ἔγχος Οἰνομάου χάλκεον,

Alors il lui dit : « Les aimables présents de Cypris, s'ils mènent quelque peu, ô Poséidon, à grâce
faire obtenir, entrave la lance de bronze d'Œnomaos »


Mais, de fait, si Pélops remporte la victoire, il le doit surtout au char divin que lui offre Poséidon et à la trahison du cocher d'Œnomaos. Héphaistos, lui, est un lieur plus actif, comme on le voit d'abord dans l'affaire du trône d'Héra (Pausanias, I.20.3) :


ὡς Ἥρα ῥίψαι γενόμενον Ἥφαιστον, ὁ δέ οἱ μνησικακῶν πέμψαι δῶρον χρυσοῦν θρόνον ἀφανεῖς δεσμοὺς ἔχοντα, καὶ τὴν μὲν ἐπείτε ἐκαθέζετο δεδέσθαι,

comme Héra avait jeté [à bas de l'Olympe] le nouveau-né Héphaistos, celui-ci, se souvenant du méfait, lui envoya le présent d'un trône d'or ayant d'invisibles liens et elle, aussitôt qu'elle s'assit, fut liée,


Et il ne sera pas facile de convaincre Héphaistos de la libérer, ce qu'il est seul à pouvoir faire.

Enfin, bien sûr, on ne saurait oublier l'épisode des Amours d'Arès et d'Aphrodite où il capture dans un filet aux mailles infrangibles les deux amants adultères.



Apollodore (III.14.2) et Pausanias (I.21.4) nous content fort brièvement l'histoire du premier procès.

Halirrothios, fils de Poséidon, tenta de violer Alcippé, fille d'Arès qui, ayant appelé son père à son secours, vit celui-ci mettre à mort le brutal. Poséidon en appela à la justice et Arès fut déféré devant les douze dieux sur une colline d'Athènes qui, depuis, le dieu ayant été acquitté, porte le nom d'Aréopage (Ἄρειος πάγος, « Colline d'Arès »).

L'histoire n'est rapportée que tardivement et est du type universel des anecdotes étiologiques. Mais, forgée ou non, seule la présence d'Arès était nécessaire. Le thème « procès dans lequel Poséidon est l'accusateur » est un motif secondaire, et donc, probablement autonome.


Lors des jeux funèbres de Patrocle, Antiloque a usé de moyens un peu indélicats pour arriver second de la course de chars devant Ménélas. Mais celui-ci n'entend pas se laisser faire (Iliade, XXIII.581-585) :


Ἄντίλοχ᾽, εἰ δ᾽ ἄγε δεῦρο, διοτρεφές, ἣ θέμις ἐστι,
στὰς ἵππων προπάροιθε καὶ ἃρματος, αὐταρ ἱμάσθλην
χερσὶν ἔχε ῥαδινήν, ᾗ περ τὸ πρόσθεν ἔλαυνες,
ἵππων ἁψάμενος γαιήοχον Ἐννοσίγαιον
ὄμνυθι μὴ μὲν ἑκὼν τὸ ἐμὸν δόλῳ ἅρμα πεδῆσαι.

Antiloque, viens donc ici, divin rejeton, cela est la justice,
te tenant en face des chevaux et du char, et aussi la lanière,
en main la tenant relâchée, avec laquelle tout cela, à l'instant, tu conduisais.
Touchant les chevaux, au maître de la terre, Ébranleur du sol,
jure alors que tu n'as pas, de ta propre volonté, avec ruse, gêné mon char.


Bien sûr, on verra bientôt que Poséidon est le patron du char de combat ; jurer devant lui pour ce genre d'incident peut donc se justifier. Il n'en reste pas moins que Ménélas a invoqué la justice et qu'il a choisi ce dieu comme garant du serment et punisseur éventuel d'un parjure. D'ailleurs, Antiloque ne se méprend pas sur le risque et, bien qu'il n'ait en fait pas vraiment commis de faute, il se garde de jurer et abandonne le second prix à Ménélas qui, du coup, conscient peut-être de l'avoir manipulé au nom d'un dieu, le lui rendra.


Dans un scène hautement théologique de l'Odyssée, (VIII.267-366), Héphaistos a forgé un piège, filet de métal infrangible où sont pris, sur le lit conjugal, son épouse Aphrodite et l'amant de celle-ci, Arès. En outre, ce cocu sympathique a convoqué tous les dieux afin qu'ils jouissent du spectacle des amants déconfits et puissent rire du ridicule de leur situation. Et ils rient. Tous sauf Poséidon qui supplie Héphaistos de délivrer Arès, l'assurant de ce que celui-ci paiera bien l'amende de compensation (voir le passage dans Les Amours d'Arès et d'Aphrodite).

Pour moi, ici, l'essentiel est d'y voir Poséidon se porter garant de l'exécution d'une peine en en prenant l'entière responsabilité. On peut cependant s'étonner de l'étrange sollicitude que le dieu montre à l'égard d'Arès et, a priori, le passage semble en contradiction avec celui, vu précédemment, où il était son accusateur. L'explication que j'en donne, même si elle est indémontrable en toute rigueur, est que tout devient clair si Arès est bien le fils de Poséidon. Cette sollicitude, bien sûr, mais aussi l'affaire d'Halirrotios : le dieu, pris dans un dilemme (étouffer une « affaire de famille » ou assumer son rôle de punisseur), choisit de ne pas exercer lui-même la vengeance (mort, exil ou « prix du sang ») mais de s'en défausser sur un tiers, le tribunal des dieux, justement créé pour résoudre de tels conflits.


Enfin, plus simplement, on voit le dieu s'assurer de l'exécution d'une peine quand, après la défaite des Titans, c'est lui qui les enferme dans le Tartare (Hesiode, Thééogonie, 732) :


τοῖς οὐκ ἐξιτόν ἐστι, θύρας δ᾽ ἐπέθηκε Ποσειδέων // χαλκείας

pour eux pas d'issue, Poséidon à posé des portes d'airain



Outre ceux qu'on a évoqués dans les notes précédentes (mort d'Hippolyte, char de Pélops et serment d'Antiloque), on notera encore deux exemples significatifs des liens de Poséidon avec le char de combat.


En premier lieu, dans une épinicie de Pindare (Isthmique, I.52-54) où l'on chante la victoire d'un Thébain à la course de char, le poète compare le fracas des chars et le bruit des applaudissements aux grondements du dieu des séismes dont le sanctuaire était tout proche :


Ἄμμι δ᾽ ἔοικε Κρόνου σεισίχθον᾽ υἱόν
γείτον᾽ ἀμειβομένοις εὐεργέταν
ἁρμάτων ἱπποδρόμιον κελαδῆσαι,

Pour nous, on aurait dit le fils de Kronos, trembleur de la terre
voisin, bienveillant aux vainqueurs
des chars, [quand] tu fis retentir l'hippodrome,


Mais le plus clair reste l'étonnant rituel d'Onchestos qui nous est rapporté par Homère (Hymne à Apollon, 229-238)


Ἔνθεν δὲ προτέρω ἔκιες, ἑκατηβόλ᾽ Ἄπολλον,
Ὀγχηστὸν δ᾽ ἷξες, Ποσιδὴϊον ἀγλαὸν ἄλσος·
ἔνθα νεοδμὴς πῶλος ἀναπνέει ἀχθόμενος περ
ἕλκων ἅρματα καλά, χαμαὶ δ᾽ ἐλατὴρ ἀγαθός περ
ἐκ δίφροιο θορὼν ὁδὸν ἔρχεται· οἱ δὲ τέως μὲν
κείν᾽ ὄχεα κροτέουσιν ἀνακτορίην ἀφιέντες.
Εἰ δὲ κεν ἅρματ᾽ ἀγῇσιν ἐν ἄλσεϊ δενδρήεντι,
ἵππους μὲν κομέουσι, τὰ δὲ κλίναντες ἐῶσιν·
ὣς γὰρ τὰ πρώτισθ᾽ ὁσίη γένεθ᾽· οἱ δὲ ἄνακτι
εὔχονται, δίφρον δὲ θεοῦ τότε μοῖρα φυλάσσει.

De là plus avant tu allas, ô Apollon qui décoche tes flèches à ton gré *,
et tu atteignis Onchestos, de Poséidon splendide bois sacré ;
là le poulain débourré reprend son souffle, tout alourdi
de tirer le beau char ; à terre le cocher de haute valeur,
de la caisse ayant sauté, poursuit sa route alors que [les chevaux] pendant ce temps
les chars vides font retentir, de la conduite libérés.
Et, si jamais des chars se brisent dans le bois sacré riche en arbres,
des chevaux on prend soin mais eux, les ayant couchés, on les laisse.
Car ainsi, dès les toutes premières fois, fut créé le rite ; eux le seigneur
ils invoquent, et la caisse, alors part du dieu, il la garde.



Il est rare qu'Arès soit cité dans un texte sans qu'on y fasse référence à son char et éventuellement à ses chevaux. Outre les banales circonstances de combat (Hesiode, Bouclier, 56, 191, 463), il l'utilise aussi pour évacuer Aphrodite blessée par Diomède (Homere, Iliade, V, 352 et suiv.). On rencontre également de nombreuses formules : χρυσήνιος Ἄρης, « Arès aux rênes d'or » (Homere, Odyssée, VIII, 285), Ἄρες ὑπερμενέτα βρισάρματε, « Arès surpuissant qui accable le char » (Homere, À Arès, 1), χαλκάρματος πόσις Ἀφροδίτας, « époux au char d'airain d'Aphrodite » (Pindare, Pythiques, IV, 87).

On notera aussi que Callimaque (Aitia, frag. 2) lui attribue l'invention de la course de biges.



Cette déclaration n'est aujourd'hui que dans ma mémoire et j'ai tout oublié de ses références textuelles.



Et pas seulement sur la même ligne : il pouvait faire un rejet isolé sur une ligne suivante car la tablette, largement surdimentionnée par rapport au texte, se termine par 6 lignes vierges !



Admettons, pour simplifier par des exemples numériques, qu'une théorie ait 50% de chances d'être valide et 50% d'être invalide. Toujours pour simplifier, supposons qu'une théorie valide soit qualifiée par le fait de toujours pouvoir accepter un fait nouveau, alors qu'une invalide ne le puisse que dans 50% des cas. Donc :


valide invalide
probabilité 25% 25% 25% 25%
accepte oui oui oui non

Une théorie qui accepte un fait nouveau (colonnes avec « oui ») a donc 2 chances sur 3 d'être valide : sa probabilité d'être juste a augmenté.



Les exemples sont si nombreux que je me contente ici d'un choix arbitraire, guidé par le seul plaisir. Les deux premiers sont des mantinades crétoises, le troisième un chant d'amour (Ragovin, Songs of the Greek People, Athènes, 1974).


Είδες τον ήλιο σα θα βγει, πώς φέγγει στα λαγκάδια ;
έτσι είναι η κόρη η όμορφη, εμπρός στα παλληκάρια.

Vois-tu le soleil quand il va se lever, comme il éclaire les vallons ?
Ainsi est la jolie fille, devant les palicares.


Ο ποταμός σέρνει κλαδιά κ᾽ η θάλασσα καράβια,
κ᾽ η κόρη με τα χείλη τση σέρνει τα παλληκάρια.

Le fleuve charrie les branches et la mer les navires,
et la fille avec ses lèvres charrie les palicares.


Σε είδα και σε λυπήθηκα οπόχεις γέρον άντρα.
Βάλε φαρμάκι στο γυαλί, φαρμάκωσ᾽ τον το γέρο,
και πάρ᾽ εμέ το νιο παιδί, τ᾽ όμορφο παλληκάρι,
να σε ταΐζω ζάχαρι, να σε ποτίζω μόσκο.
να σε χορτάσω φίλημα, να σε σφιχταγκαλιάσω.

Je t'ai vu et de toi m'attrista que tu aies vieil époux.
Mets le poison dans le verre, empoisonne avec lui le vieux,
et prends en moi le nouvel enfant, le beau palicare,
que je te nourrisse de sucre, que je t'abreuve de parfum,
que je te sature de baisers, que je t'enserre avec vigueur.


On aura remarqué dans le dernier poème l'usage de παιδί, « enfant », au sens de « amour ». Ce n'est pas inusuel en Grèce : parmi les mots doux que peut utiliser une femme amoureuse, deux des plus fréquents sont παλληκάρι μου, « mon palicare » et αγοράκι μου, « mon petit garçon » (Papathanassiou, Dassin, Lemesle, Je te dirai les mots, chanté par Melina Mercouri). Il n'y a pas d'ambiguïté, les deux expressions sont bien à comprendre « mon Amour », le jeune Éros muni de ses flèches ayant une grande longévité dans la civilisation occidentale.


Assez curieusement, intuition poétique ou profonde connaissance de la culture grecque, Victor Hugo, dans un même sizain des Orientales, évoque le palicare, l'amour et les flèches :


Voilà tous nos héros ! Costas le palicare ;
Christo, du mont Olympe ; Hellas, des mers d'Icare ;
Kitzos, qu'aimait Byron, le poète immortel ;
Et cet enfant des monts, notre ami, notre émule,
Mayer, qui rapportait aux fils de Thrasybule
La flèche de Guillaume Tell !


Lord Byron, philhellène passionné, mourut en 1824 au siège de Missolonghi où Kitsos Tzavellas était un des chefs grecs. Thrasybule, le général athénien qui renversa les Trente Tyrans (404 avant n.è.), est naturellement pour Hugo le modèle grec de la liberté et de la démocratie. Johann-Jacob Mayer, mort aussi à Missolonghi, était un philhellène suisse, fondateur du premier journal grec. Hugo fait ici référence à une de ses dernières lettres (publiée en France) qu'il termine par :

Quant à moi, cela me rend fier de penser que le sang d'un Suisse, d'un descendant de Guillaume Tell, soit à mêler au sang des héros de la Grèce.

Costas et Christo portent des prénoms très courants, ils sont peu identifiables ; Hellas (Grèce) est probablement un surnom.



Dans son introduction à la traduction du Mahābhārata de Jean-Michel Péterfalvi (Flammarion, 1985) elle écrit (p. 36) :

[Dans la théorie brâhmanique] la guerre devient le sacrifice propre du kṣatriya, dont il est à la fois l'offreur, la victime offerte — l'issue du combat est toujours douteuse —, l'officiant, mais non le bénéficiaire.

Au cours des commentaires du même ouvrage, elle établit l'ensemble de l'épopée comme quête et métaphore d'un aśvamedha, « sacrifice du cheval » (rituel d'intronisation royale), la guerre se développant dans le cadre de deux tels sacrifices, un au début et à la fin. Je propose dans Le Sacrifice du cheval de voir la même structure en Grèce dans le Cycle Troyen, commençant par le serment des prétendants et se terminant par l'épisode du Cheval de Troie, le récit qu'en donne Quintus de Smyrne offrant de nombreux points communs avec le rituel indien.



Ceci ne contredit nullement l'analyse qu'en fait Françoise Bader (« De la préhistoire à l'idéologie tripartite : les Travaux d'Héraklès » dans Bloch, D'Héraklès à Poséidon. Mythologie et protohistoire, pp. 9-124) où l'auteur montre comment les Grecs ont structuré cette matière que je pense héritée.



Georges Dumézil avait bien noté la triple mort (Mythe et Épopée II, chap. VI, § 3) mais, négligeant le rôle du soleil dans la première (Sophocle, Les Trachiniennes, 756 et suiv.), il n'avait pas établi de rapport avec les trois aspects d'Agni (Bergaigne, La Religion védique, t. I, pp. 12-23).

On notera aussi que le héros nordique Starkaðr auquel il compare Héraklès est un chef d'armée sans être roi lui-même (comme Héraklès dont la naissance a été devancée par celle d'Eurysthée).



La racine *weik-, en première apparence propre au grec, est présente dans le parfait à redoublement ἔοικα, « ressembler à » et l'adjectif ἴκελος, « semblable ». On ne peut cependant exclure des contaminations avec la racine *weig-, « céder, reculer », sanskrit vijate, « fuir », allemand weichen, « céder », et grec εἴκω avec un assourdissement probablement dû au passage par une forme athématique. Comme témoins des flottements phonétiques et sémantiques entre les deux racines on trouvera, rattachés classiquement à *weig-, le latin uicem, « à la place de », et l'allemand wechsel, « changement », où on peut hésiter entre les notions « avoir la même fonction » et « céder la place », notions qui se confondent dans le rôle de subordonné mais de remplaçant potentiel qui est celui du « lieu-tenant ».

Quoi qu'il en soit, à partir de l'adjectif ἴκελος, la formation d'un nom d'agent *ἰκέλης est tout-à-fait acceptable en grec, même si elle est peu attestée (Chantraine, Form., § 185). Quant au sens, pour éviter de me cantonner au vocabulaire militaire, je proposerai « alter ego ».



On notera qu'il a fallu faire ici le choix kw pour la labio-vélaire de la racine car ghw aurait abouti, après dissimilation d'aspiration, à *Τεθις ou Τηθις.

Cette remarque ouvre le problème de l'existence d'une autre divinité de la mer, la Titanide Téthys (Τηθύς), épouse du Titan Okéanos. Marine, nourricière et protectrice comme Thétis, il est arrivé que certains auteurs confondent les deux déesses. Mais, malgré la tentation, il n'est pas simple de les relier phonétiquement : un thème en « u » aurait dissimilé le trait labial, d'où *dheh1(k/gh)-us > *Θηκυς/*Τηχυς.

De toute façon, les rapports entre les deux déesses restent obscurs car des contaminations restent possibles avec τήθη, « grand-mère », τηθίς, « tante », ou τιθήνη/τίτθη, « nourrice ». Quant à supposer que les labiovélaires seraient en fait des groupes consonantiques *k+w ou *gh+w, cela résoudrait des problèmes mais en créerait d'autres.



Outre les spéculations arithmético-mystiques sur les vertus de ce nombre qui, bien que tardivement attestées, peuvent être anciennes, on a pu (Defradas, La Grèce [Religions du monde], p. 15-16) justifier « douze » comme étant commode pour décorer les faces d'un autel (quatre triades) ou d'un trépied (trois tétrades).

On notera aussi qu'en psychologie, la « Dynamique des groupes restreints » affirme que la taille maximale d'un groupe capable de résoudre ses conflits internes sans s'éclater est de douze ou treize.



On pourrait voir là une affirmation un peu abusive en évoquant la Gigantomachie où, selon Euripide (Ion, 989-996) et Apollodore (I, 6.1-2), elle aurait tué et écorché, pour l'un une Gorgone, pour l'autre le géant Pallas, afin d'utiliser leurs peaux comme protection. Mais ces deux attestations sont d'une fiabilité restreinte, la première répondant à une nécessité dramaturgique et la seconde visant à justifier une épiclèse.



Le composé karma-kara, « qui agit pour le résultat de l'action », a normalement le sens de « travailleur, artisan, serviteur » mais je pense qu'ici il faut l'entendre au sens philosophique : « soumis au karma ».



Cette proposition étymologique, bien que d'une grande simplicité, a de quoi surprendre et justifie que j'en dise deux mots.

D'abord, je ne crois guère en la pertinence du rapprochement fait traditionnellement entre le grec πόλις et le sanskrit pūr, « forteresse, citadelle ». Le phonétisme est douteux, ni le vocalisme bref du grec, ni le doublet πτόλις (homérique et dialectal) ne sont expliqués. Le sémantisme ne vaut guère mieux, le mot indien correspond plutôt au grec ἄστυ et les rares emplois de πόλις au sens de ἀκρόπολις ne suffisent pas à faire oublier que le mot désigne essentiellement une entité sociale et territoriale constituée par l'ensemble des citoyens, leurs lois et leurs cultes.

C'est pourquoi j'en chercherai plutôt le modèle dans le domaine des groupements humains, m'intéressant donc au sanskrit kúlam, mot générique des communautés humaines (« race, tribu, famille, etc. »). Je poserai donc un thème *kw-l- qui, au degré zéro, donnera aussi bien le neutre kúlam (le ton radical n'est pas un obstacle, comparer θρύον) que, probablement, l'anthroponyme Kuru, lointain ancêtre éponyme de la tribu mythique des Kuravas au sein de laquelle se déroule la trame du Mahābhārata.

Du point de vue du grec, il faut alors poser un degré « o », *kwol-, et en examiner l'évolution phonétique. On sait par le mot ἵππος < *ekwo- que le traitement du groupe « kw » s'apparente à celui de la labio-vélaire « kw », à ceci près qu'on aboutit à une géminée « kw > pp » par maintien de la double articulation et assimilation réciproque (Grammont, Traité, pp. 198-199). À l'initiale, où la géminée ne peut se maintenir, deux traitements sont alors possibles, soit la simplification « pp > p », soit la différenciation du point d'articulation « pp > pt » (ibid., pp. 232, 234), l'évolution de la catastase vers la dentale étant probablement surdéterminé. D'une part c'est l'occlusive dont le point d'articulation est le plus proche de la labiale, d'autre part le groupe « pt » appartient au système phonétique du grec, soit d'origine (πτερόν < *p(e)t-), soit par action du substrat comme le suggère l'existence en linéaire B d'un syllabogramme pte.


Passons à présent au nom du dieu, Ἀπόλλων, que les formes doriennes (Ἀπέλλων), chypriotes (Ἀπείλων) et thessaliennes (Ἄπλουν) permettent de ramener à un étymon *ap(e/o)l-iōn. Le timbre originel de la seconde syllabe est sujet à débat mais il ne nous concerne pas ici puisque le traitement dental avant « e » n'a lieu qu'à l'initiale (Lejeune, Phon., § 35), sauf en éolien mais, ici, la forme éolienne est au degré zéro et le problème ne se pose pas. Je poserai donc un étymon *ṇ-kwol-iōn, « celui qui n'a pas de famille, de tribu », conformément au statut initial des divinités de troisième fonction. On pourra bien sûr objecter que cette construction force un peu la nature du dieu en Grèce, mais un détour par l'Inde va nous réserver quelques surprises.


Les deux Aśvin, auxquels je pense que correspondent Apollon et Hermès, sont rarement nommés individuellement et, quand cela se produit, leurs noms, Nāsatya, « guérisseur ?, sauveur ? », et Dasra, « merveilleusement habile », s'ils renforcent le rapprochement que je propose, ne peuvent nous servir ici. En revanche, on sait que, dans le Mahābhārata, ils ont comme fils et incarnations les deux cadets des Pāṇḍava, le beau Nakula et l'intelligent Sahadeva. Or le nom de ce dernier, qu'on le comprenne « dieu compagnon (du voyageur) » ou « compagnon du dieu (Zeus) », s'applique parfaitement à Hermès et celui du premier peut justement être issu d'une alternance *ne-ku-l- du *ṇ-kwo-l- que j'ai posé pour Apollon.

Ces étymologies ne sont pas nouvelles, même si elles n'avaient pas reçu de justification satisfaisante. Madeleine Biardeau (commentaire à la traduction de Peterfalvi, Garnier-Flammarion, t. I, p. 101) comprend Nakula comme « celui qui n'est pas de bonne naissance » et Sahadeva comme « celui qui est dans le camp des dieux », partageant arbitrairement entre les jumeaux les traits de leur naissance : fils d'une seconde épouse mais fils de dieux. Je ne la suivrai évidemment pas, l'interprétation est artificielle (Mādrī est tout aussi noble et légitime que la première épouse Kuntī, mère des trois aînés) et sans autre exemple connu. On trouve également dans le texte même (Mahābhārata, éd. de Calcutta, IV, 167 ; éd. crit. de Poona, IV, 5.22, variante) une proposition typique des étymologies indiennes :


kule nāsti samo rūpe yasyeti nakulaḥ smṛtaḥ (kule na asti samas rūpe yasya iti nakulas smṛtas)

Dans la kula ne se trouve pas le même en beauté que lui, pour cela Nakula il est appelé.


Le sanskrit possède aussi un nom commun nakula, « mangouste », et, bien que je n'aie pas trouvé trace d'une historiette expliquant par l'animal le nom du héros (mais l'œuvre est un océan), on pourrait légitimement s'étonner de la coïncidence. Mais je crois que la réponse est simple. Ce mot n'a pas d'étymologie connue, les noms dravidiens de la mangouste dont on a voulu le rapprocher, kannaḍa muṅguli, māhārāṣṭri maṃgūsa, tamil kīri (Mayrhofer, KEWA, sv.), n'étant au mieux que des paronymes. Cependant, si l'on s'intéresse un peu aux traits sémantiques de l'animal, on constatera qu'il est domestique et familier et qu'il est chargé dans les demeures d'en éliminer les souris ainsi que — c'est en cela qu'il est le plus remarquable — les serpents. Or on sait que ces commensaux (chiens, chats) sont usuellement désignés par des noms propres, souvent nobles et/ou motivés. Je pense donc que, éventuellement sous l'influence d'œuvres perdues, favorisé par les paronymies signalées plus haut, le nom du héros épique a pu être donné à des mangoustes avec une fréquence suffisante pour qu'il ait pu se généraliser comme nom commun de l'animal. Mais la question se pose, pourquoi Nakula plutôt qu'un quelconque autre des héros de l'épopée ? Le quatrième Pāṇḍava est loin d'être le meilleur des guerriers, il ne tue que peu d'adversaires et, parmi eux, aucun qui soit assimilable à un serpent !

La seule explication qu'on puisse en donner est qu'il s'agisse d'un récit oublié, ayant pour sujet un exploit de son père divin Nāsatya dont Nakula aurait déjà été une épiclèse (de même que Bhīma, « terrible », et Arjuna, « blanc brillant », aient pu l'être de Vāyu et Indra). Or, justement, on connaît bien un tel exploit d'Apollon, le meurtre du serpent Python par lequel il s'approprie le territoire de Delphes ; plus généralement, le dieu, tel la mangouste, est un destructeur de nuisibles et l'un ou l'autre de ces deux thèmes, sur le mode familier, peut se reconnaître dans la figure praxitélienne de l'Apollon sauroctone.


Je terminerai sur une dernière remarque. D'autres origines du nom d'Apollon ont déjà été proposées, le plus souvent orientales comme on a souvent voulu le faire en situation d'ignorance. Elles sont rejetées par Chantraine mais, si c'est justifié pour le lydien Pλdânš, nom qui, peut-être, n'existe même pas, je remettrais volontiers dans le dossier le hittite Appaliuna. Ce théonyme apparaît, au milieu d'une liste de divinités garantes, dans un traité entre le roi Muwattalli II et le souverain de cette Wilusa dans laquelle on a voulu reconnaître l'origine du nom « Ilion » de Troie. On sera surpris de constater que la forme correspond presque exactement au *Appolion que je propose, ce qui, compte tenu de ce que cette divinité est de Wilusa, suggère que le mot, nullement hittite, puisse être un simple emprunt au grec. Dans ce cas, la géminée qui ordinairement ne marque en hittite que le trait sourd pourrait transcrire la vraie géminée issue de « kw », conservée entre deux voyelles.

Sans que cela ne donne bien sûr aucun argument pour une prétendue historicité de la guerre de Troie, cette concordance nous suggère que la ville de Wilusa était bien de peuplement grec et qu'on a là la trace d'un état dialectal de la langue, postérieur à l'évolution des labiovélaires. Le texte du traité étant daté des environs de 1280, le dialecte ne serait pas de la famille arcado-chypriote (à cette date, le mycénien conserve les labiovélaires) mais d'un groupe moins archaïsant, la géographie suggérant l'éolien.
























































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généralités


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L'affichage correct des caractères du linéaire B n'est pas strictement indispensable mais nécessite, le cas échéant, une police adaptée. Vous en trouverez quatre disponibles sur la page de David McCreedy's (celle que j'utilise est « Alphabetum »).

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prérequis

Les lecteurs auxquels j'ai pensé sont les mycénologues, les hellénistes, les comparatistes ou les amateurs éclairés. Sans que ce soit strictement nécessaire, il est préférable d'avoir une connaissance minimale du grec et de l'eurindien, voire du mycénien (un bon petit livre d'initiation est : Hooker, J.T., Linear B, an introduction, Bristol Classical Press).